• (3e volet d'une évocation commencée ici)

     

    PJ Toulet

     

     
          Plus je relis Paul-Jean Toulet, et plus j'ai du mal à choisir ce que je veux vous en offrir...

         Il y a tant d'humour dans certains de ses poèmes qu'il serait dommage de les négliger ! Cependant je reste sur le nostalgique encore aujourd'hui, avec la dernière des "Contrerimes".

        On y sent une oeuvre de la maturité, empreinte de ce désenchantement face à l'amour qui traverse toute la pensée de son auteur. D'une simple petite touche la mort est évoquée, et c'est dans un murmure que le poète avoue l'insomnie et la peur.

        Les expressions aussi élégantes qu'elliptiques apportent musique et rythme à cette confidence en clair-obscur ; une pointe d'hermétisme rapproche un peu ces quatrains de certaines oeuvres d'Apollinaire ("La Chanson du Mal-Aimé", "Le Bestiaire d'Orphée") : on est en plein 1900, l'époque de Toulouse-Lautrec ; mais dans le sud ! Car toujours cette lumière de l'Espagne s'y devine en filigrane.

     

         Mais c'est dans le mystère que disparaît le poète ; comme l'on sort de scène, à petits pas. Il continue de vous parler, comme il l'a toujours fait. Et c'est peut-être là le secret du style si poignant propre à Toulet : toujours il vous parle, jamais il ne parle de lui.

        Il semble s'en aller dans un fondu au noir, et ses propos flottent encore derrière lui, comme chuchotés...

     

     

     

    La vie est plus vaine une image

    Que l’ombre sur le mur.

    Pourtant l’hiéroglyphe obscur

    Qu’y trace ton passage

     

    M’enchante, et ton rire pareil

    Au vif éclat des armes ;

    Et jusqu’à ces menteuses larmes

    Qui miraient le soleil.

     

    Mourir non plus n’est ombre vaine.

    La nuit, quand tu as peur,

    N’écoute pas battre ton cœur :

    C’est une étrange peine.

      

    Paul-Jean Toulet,
    Contrerimes, n°70 (la dernière)

     

      

     

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  •      Depuis quelques jours, ce poème me trotte dans la tête, dans l'interprétation de Léo Ferré... Je le partage donc avec vous : il convient au temps triste et pluvieux qui nous assaille en ce moment.

         Il fut écrit en 1878 par Paul Verlaine (1844-1896) et fait partie de son recueil "Sagesse". Étonnamment toutes les rimes en sont féminines, comme pour apporter une note de douceur supplémentaire à cette prière adressée à son ex-femme, après bien des tribulations et un séjour en prison.

      

    Écoutez la chanson bien douce

    Qui ne pleure que pour vous plaire,

    Elle est discrète, elle est légère :

    Un frisson d'eau sur de la mousse !

     

    La voix vous fut connue (et chère !)

    Mais à présent elle est voilée

    Comme une veuve désolée,

    Pourtant comme elle encore fière,

     

    Et dans les longs plis de son voile

    Qui palpite aux brises d'automne,

    Cache et montre au cœur qui s'étonne

    La vérité comme une étoile.

     

    Elle dit, la voix reconnue,

    Que la bonté c'est notre vie,

    Que de la haine et de l'envie

    Rien ne reste, la mort venue.

     

    Elle parle aussi de la gloire

    D'être simple sans plus attendre,

    Et de noces d'or et du tendre

    Bonheur d'une paix sans victoire.

     

    Accueillez la voix qui persiste

    Dans son naïf épithalame.

    Allez, rien n'est meilleur à l'âme

    Que de faire une âme moins triste !

     

    Elle est en peine et de passage,

    L'âme qui souffre sans colère,

    Et comme sa morale est claire !...

    Écoutez la chanson bien sage.

     

     

     

     

           Et pour ceux qui supportent mal le ton un peu railleur de Léo Ferré, voici ici la version d'Amélie Morin, beaucoup plus fluide...

     

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    Monet Le-dejeuner

    Monet - Le déjeuner 

     

         Aujourd'hui, une citation de Proust... Son approche toute subtile de la musique vue par un profane. Le personnage mis à la troisième personne est ici son héros Swann, dans le roman "Un amour de Swann ".

         J'ai choisi cet extrait, non seulement pour la manière si particulière qu'a Marcel Proust d'évoquer les impressions produites par l'audition d'une oeuvre inconnue, mais aussi pour le plaisir de vous faire entendre l'Andante de la Sonate pour piano et violon de Guillaume Lekeu qui "pourrait" être à l'origine de cette page, encore qu'à l'entendre on hésite encore à le croire... D'après certains, Proust aurait réalisé un amalgame entre trois sonates respectivement de Lekeu, de Fauré et de César Franck ; cependant Lekeu reste de loin le personnage le plus approprié pour incarner l'auteur de cette musique délicate et raffinée qui va hanter Swann durant la totalité du roman.

     


      Ci-dessus, l'andante (2e mouvement) de la célèbre sonate de Lekeu, musicien très doué mais mort prématurément et dont on ne connaît que cette oeuvre qui lui avait été commandée en 1893 par  le grand violoniste Eugène Ysaÿe. Elle est interprétée par Gérard Poulet au violon et Noël Lee au piano (enregistrement Arion de 1992).

          

     «  L’année précédente, dans une soirée, il avait entendu une œuvre musicale exécutée au piano et au violon. D’abord, il n’avait goûté que la qualité matérielle des sons sécrétés par les instruments. Et ç’avait déjà été un grand plaisir quand au-dessous de la petite ligne du violon mince, résistante, dense et directrice, il avait vu tout d’un coup chercher à s’élever en un clapotement liquide, la masse de la partie de piano, multiforme, indivise, plane et entrechoquée comme la mauve agitation des flots que charme et bémolise le clair de lune. Mais à un moment donné, sans pouvoir nettement distinguer un contour, donner un nom à ce qui lui plaisait, charmé tout d’un coup, il avait cherché à recueillir la phrase ou l’harmonie—il ne savait lui-même—qui passait et qui lui avait ouvert plus largement l’âme, comme certaines odeurs de roses circulant dans l’air humide du soir ont la propriété de dilater nos narines. Peut-être est-ce parce qu’il ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inattendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions.

    (...)

         Ainsi à peine la sensation délicieuse que Swann avait ressentie était-elle expirée, que sa mémoire lui en avait fourni séance tenante une transcription sommaire et provisoire, mais sur laquelle il avait jeté les yeux tandis que le morceau continuait, si bien que quand la même impression était tout d’un coup revenue, elle n’était déjà plus insaisissable. Il s’en représentait l’étendue, les groupements symétriques, la graphie, la valeur expressive ; il avait devant lui cette chose qui n’est plus de la musique pure, qui est du dessin, de l’architecture, de la pensée, et qui permet de se rappeler la musique. Cette fois il avait distingué nettement une phrase s’élevant pendant quelques instants au-dessus des ondes sonores. Elle lui avait proposé aussitôt des voluptés particulières, dont il n’avait jamais eu l’idée avant de l’entendre, dont il sentait que rien autre qu’elle ne pourrait les lui faire connaître, et il avait éprouvé pour elle comme un amour inconnu.

    (...)

         Or, quelques minutes à peine après que le petit pianiste avait commencé de jouer chez Mme Verdurin, tout d’un coup après une note haute longuement tenue pendant deux mesures, il vit approcher, s’échappant de sous cette sonorité prolongée et tendue comme un rideau sonore pour cacher le mystère de son incubation, il reconnut, secrète, bruissante et divisée, la phrase aérienne et odorante qu’il aimait. Et elle était si particulière, elle avait un charme si individuel et qu’aucun autre n’aurait pu remplacer, que ce fut pour Swann comme s’il eût rencontré dans un salon ami une personne qu’il avait admirée dans la rue et désespérait de jamais retrouver. A la fin, elle s’éloigna, indicatrice, diligente, parmi les ramifications de son parfum, laissant sur le visage de Swann le reflet de son sourire. Mais maintenant il pouvait demander le nom de son inconnue (on lui dit que c’était l’andante de la sonate pour piano et violon de Vinteuil), il la tenait, il pourrait l’avoir chez lui aussi souvent qu’il voudrait, essayer d’apprendre son langage et son secret. »

    Marcel Proust, Un Amour de Swann (extraits)

     

     

     

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    Chene-Roseau.jpg

    Lithographie d'Hippolyte Lecomte et de Godefroy Engelmann (19e siècle)

     

     

    Le Chêne un jour dit au Roseau :

    "Vous avez bien sujet d'accuser la Nature ;

    Un Roitelet pour vous est un pesant fardeau.

    Le moindre vent, qui d'aventure

    Fait rider la face de l'eau,

    Vous oblige à baisser la tête :

    Cependant que mon front, au Caucase pareil,

    Non content d'arrêter les rayons du soleil,

    Brave l'effort de la tempête.

    Tout vous est Aquilon, tout me semble Zéphyr.

    Encor si vous naissiez à l'abri du feuillage

    Dont je couvre le voisinage,

    Vous n'auriez pas tant à souffrir :

    Je vous défendrais de l'orage ;

    Mais vous naissez le plus souvent

    Sur les humides bords des Royaumes du vent.

    La nature envers vous me semble bien injuste.

    - Votre compassion, lui répondit l'Arbuste,

    Part d'un bon naturel ; mais quittez ce souci.

    Les vents me sont moins qu'à vous redoutables.

    Je plie, et ne romps pas. Vous avez jusqu'ici

    Contre leurs coups épouvantables

    Résisté sans courber le dos ;

    Mais attendons la fin. "Comme il disait ces mots,

    Du bout de l'horizon accourt avec furie

    Le plus terrible des enfants

    Que le Nord eût portés jusque-là dans ses flancs.

    L'Arbre tient bon ; le Roseau plie.

    Le vent redouble ses efforts,

    Et fait si bien qu'il déracine

    Celui de qui la tête au Ciel était voisine

    Et dont les pieds touchaient à l'Empire des Morts.

     

    (Jean de La Fontaine, 1621-1695)

     

         Je suis du genre "roseau", et les chênes m'ont toujours snobée... Alors il faut bien que je cherche secours auprès de nos classiques si sensés. Surtout que de "roseaux", il n'y a pas que celui de La Fontaine : celui de Pascal aussi est important, ô combien !

     

        L'homme n'est qu'un roseau, le plus faible de la nature ; mais c'est un roseau pensant. Il ne faut pas que l'univers entier s'arme pour l'écraser. Une vapeur, une goutte d'eau suffit pour le tuer. Mais quand l'univers l'écraserait, l'homme serait encore plus noble que ce qui le tue ; parce qu'il sait qu'il meurt ; et l'avantage que l'univers a sur lui, l'univers n'en sait rien.

       Ainsi toute notre dignité consiste dans la pensée. C'est de là qu'il faut nous relever, non de l'espace et de la durée. Travaillons donc à bien penser. voilà le principe de la morale.

     

    (Blaise Pascal, 1623- 1662)

     

       Aujourd'hui prenons garde, nous français si mercuriens par la pensée, de ne pas nous heurter de front au chêne lybien dont la tête voisine le Ciel et les pieds l'Empire des Morts !

        La souplesse du roseau est non seulement le fait de sa pensée, qui lui permet de s'adapter et de comprendre, donc parfois de reculer, mais aussi la reconnaissance de sa petitesse face à l'immensité des choses qui, nous venons encore de le constater, à tout instant peuvent le terrasser. Humblement il doit réapprendre à vivre après des cataclysmes qui, sans le déraciner complètement, l'obligent à se remettre en question, à tout réinventer.

         Mais c'est en restant petit, tout proche du sol qui l'a porté et le nourrit, qu'il a le plus de chances de conserver ses racines intactes : les japonais en savent quelque chose, qui aujourd'hui s'organisent pour survivre dans des conditions parfois extrêmes.

     

        .... Et pourtant, que c'est beau, un chêne ! Par sa stabilité, il rayonne. Implanté dans un terrain forestier où toute la végétation ambiante le protège, il a bien peu de chances d'être déraciné ! Et dès lors, c'est un refuge, un protecteur des plus précieux, et même un réconfort pour les yeux ...

     

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        Interrompons quelque peu notre périple en Franche-Comté pour un épisode humoristique... Après la "tirade des nez" de Cyrano de Bergerac, dans laquelle Edmond Rostand déchaîne toute sa verve pour nous décrire de mille façons un "gros pif", Raymond Queneau, dans "Exercices de Style", me plie toujours de rire.

          Je vous en propose donc quelques extraits, puisés sur le site ci-après auquel vous pouvez vous référer pour la totalité du texte. Après en avoir reproduit les premières variations, je vous ai choisi avec délectation toutes les évocations de la poésie et du style homérique ! (Alexandrins, Ampoulé, Apostrophe, Sonnet...)

     

    Raymond-Queneau.jpeg

    Raymond Queneau

     

    Notations.

    Dans l'S, à une heure d'affluence. Un type dans les vingt-six ans, chapeau mou avec cordon remplaçant le ruban, cou trop long comme si on lui avait tiré dessus. Les gens descendent. Le type en question s'irrite contre un voisin. Il lui reproche de le bousculer chaque fois qu'il passe quelqu'un. Ton pleurnichard qui se veut méchant. Comme il voit une place libre, se précipite dessus.

    Deux heures plus tard, je le rencontre cour de Rome, devant la gare Saint- Lazare. Il est avec un camarade qui lui dit : "tu devrais faire mettre un bouton supplémentaire à ton pardessus."; il lui montre où (à l'échancrure) et pourquoi.

    En partie double.

    Vers le milieu de la journée et à midi, je me trouvai et montai sur la plate-forme et la terrasse arrière d'un autobus et d'un véhicule des transports en commun bondé et quasiment complet de la ligne S et qui va de la Contrescarpe à Champerret. Je vis et remarquai un jeune homme et un vieil adolescent assez ridicule et pas mal grotesque : cou maigre et tuyau décharné, ficelle et cordelière autour du chapeau et couvre-chef. Après une bousculade et confusion, il dit et profère d'une voix et d'un ton larmoyants et pleurnichards que son voisin et covoyageur fait exprès et s'efforce de le pousser et de l'importuner chaque fois qu'on descend et sort. Ceci déclaré et après avoir ouvert la bouche, il se précipite et se dirige vers une place et un siège vides et libres.

    Deux heures après et cent vingt minutes plus tard, je le rencontre et le revois cour de Rome et devant la gare Saint-Lazare. Il est et se trouve avec un ami et copain qui lui conseille de et l'incite à faire ajouter et coudre un bouton et un rond de corozo à son pardessus et manteau.

    Litotes.

    Nous étions quelques-uns à nous déplacer de conserve. Un jeune homme, qui n'avait pas l'air très intelligent, parla quelques instants avec un monsieur qui se trouvait à côté de lui, puis il alla s'asseoir. Deux heures plus tard, je le rencontrai de nouveau ; il était en compagnie d'un camarade et parlait chiffons.

    Métaphoriquement.

    Au centre du jour, jeté dans le tas des sardines voyageuses d'un coléoptère à grosse carapace blanche, un poulet au grand cou déplumé harangua soudain l'une, paisible, d'entre elles et son langage se déploya dans les airs, humide d'une protestation. Puis attiré par un vide, l'oisillon s'y précipita.

    Dans un morne désert urbain, je le revis le jour même se faisant moucher l'arrogance pour un quelconque bouton.

    Rétrograde.

    Tu devrais ajouter un bouton à ton pardessus, lui dit son ami. Je le rencontrai au milieu de la cour de Rome, après l'avoir quitté se précipitant avec avidité vers une place assise. Il venait de protester contre la poussée d'un autre voyageur, qui, disait-il, le bousculait chaque fois qu'il descendait quelqu'un.

    Ce jeune homme décharné était porteur d'un chapeau ridicule. Cela se passa sur la plate-forme d'un S complet ce midi-là.

    Surprises.

    Ce que nous étions serrés sur cette plate-forme d'autobus ! Et ce que ce garçon pouvait avoir l'air bête et ridicule ! Et que fait-il ? Ne le voilà-t-il pas qui se met à vouloir se quereller avec un bonhomme qui - prétendait-il ! ce damoiseau ! - le bousculait ! Et ensuite il ne trouve rien de mieux à faire que d'aller vite occuper une place laissée libre ! Au lieu de la laisser à une dame !

    Deux heures après, devinez qui je rencontre devant la gare Saint-Lazare ? Le même godelureau ! En train de se faire donner des conseils vestimentaires ! Par un camarade !

    À ne pas croire !

    Rêve.

    Il me semblait que tout fût brumeux et nacré autour de moi, avec des présences multiples et indistinctes, parmi lesquelles cependant se dessinait assez nettement la seule figure d'un homme jeune dont le cou trop long semblait annoncer déjà par lui-même le caractère à la fois lâche et rouspéteur du personnage. Le ruban de son chapeau était remplacé par une ficelle tressée. Il se disputait ensuite avec un individu que je ne voyais pas, puis, comme pris de peur, il se jetait dans l'ombre d'un couloir.

    Une autre partie du rêve me le montre marchant en plein soleil devant la gare Saint-Lazare. Il est avec un compagnon qui lui dit : «tu devrais faire ajouter un bouton à ton pardessus.»

    Là-dessus, je m'éveillai.

    Pronostication.

    Lorsque viendra midi, tu te trouveras sur la plate-forme arrière d'un autobus où s'entasseront des voyageurs parmi lesquels tu remarqueras un ridicule jouvenceau: cou squelettique et point de ruban au feutre mou. Il ne se trouvera pas bien, ce petit. Il pensera qu'un monsieur le pousse exprès, chaque fois qu'il passe des gens qui montent ou descendent. Il le lui dira, mais l'autre ne répondra pas, méprisant. Et le ridicule jouvenceau, pris de panique, lui filera sous le nez, vers une place libre.

    Tu le reverras un peu plus tard, cour de Rome, devant la gare Saint-Lazare. Un ami l'accompagnera, et tu entendras ces paroles : «ton pardessus ne croise pas bien ; il faut que tu y fasses ajouter un bouton.»

    Synchyses.

    Ridicule jeune homme, que je me trouvai un jour sur un autobus de la ligne S bondé par traction peut-être cou allongé, au chapeau la cordelière, je remarquai un. Arrogant et larmoyant d'un ton, qui se trouve à côté de lui, contre ce monsieur, proteste-t-il. Car il le pousserait, fois chaque que des gens il descend. Libre il s'assoit et se précipite vers une place, ceci dit. Rome (Cour de) je le rencontre plus tard deux heures à son pardessus un bouton d'ajouter un ami lui conseille.

    L'arc-en-ciel.

    Un jour, je me trouvai sur la plate-forme d'un autobus violet. Il y avait là un jeune homme assez ridicule : cou indigo, cordelière au chapeau. Tout d'un coup, il proteste contre un monsieur bleu. Il lui reproche notamment, d'une voix verte, de le bousculer chaque fois qu'il descend des gens. Ceci dit, il se précipite, vers une place jaune, pour s'y asseoir.

    Deux heures plus tard, je le rencontre devant une gare orangée. Il est avec un ami qui lui conseille de faire ajouter un bouton à son pardessus rouge.

    Logo-rallye.

    (Dot, baïonnette, ennemi, chapelle, atmosphère, Bastille, correspondance.)

    Un jour, je me trouvai sur la plate-forme d'un autobus qui devait sans doute faire partie de la dot de la fille de M. Mariage, qui présida aux destinées de la T. C. R. P. Il y avait là un jeune homme assez ridicule, non parce qu'il ne portait pas de baïonnette, mais parce qu'il avait l'air d'en porter une tout en n'en portant pas. Tout d'un coup ce jeune homme s'attaque à son ennemi : un monsieur placé derrière lui. Il l'accuse notamment de ne pas se comporter aussi poliment que dans une chapelle. Ayant ainsi tendu l'atmosphère, le foutriquet va s'asseoir.

    Deux heures plus tard, je le rencontre à deux ou trois kilomètres de la bastille avec un camarade qui lui conseillait de faire ajouter un bouton à son pardessus, avis qu'il aurait très bien pu lui donner par correspondance.

    Hésitations.

    Je ne sais pas très bien où ça se passait… dans une église, une poubelle, un charnier ? Un autobus peut-être ? Il y avait là… mais qu'est-ce qu'il y avait donc là ? Des œufs, des tapis, des radis ? Des squelettes ? Oui, mais avec encore leur chair autour, et vivants. Je crois bien que c'est ça. Des gens dans un autobus. Mais il y en avait un (ou deux ?) qui se faisait remarquer, je ne sais plus très bien par quoi. Par sa mégalomanie ? Par son adiposité ? Par sa mélancolie ? Mieux… plus exactement… par sa jeunesse ornée d'un long… nez ? menton ? pouce ? non : cou, et d'un chapeau étrange, étrange, étrange. Il se prit de querelle, oui c'est ça, avec sans doute un autre voyageur (homme ou femme ? enfant ou vieillard ?) Cela se termina, cela finit bien par se terminer d'une façon quelconque, probablement par la fuite de l'un des deux adversaires.

    Je crois bien que c'est le même personnage que je rencontrai, mais où ? Devant une église ? devant un charnier ? devant une poubelle ? Avec un camarade qui devait lui parler de quelque chose, mais de quoi ? de quoi ? de quoi ?

    Précisions.

    Dans un autobus de la ligne S, long de 10 mètres, large de 2,1, haut de 3,5, à 3 km. 600 de son point de départ, alors qu'il était chargé de 48 personnes, à 12 h. 17, un individu de sexe masculin, âgé de 27 ans 3 mois 8 jours, taille de 1 m72 et pesant 65 kg et portant sur la tête un chapeau haut de 17 centimètres dont la calotte était entourée d'un ruban long de 35 centimètres, interpelle un homme âgé de 48 ans 4 mois 3 jours et de taille 1 m 68 et pesant 77 kg., au moyen de 14 mots dont l'énonciation dura 5 secondes et qui faisaient allusion à des déplacements involontaires de 15 à 20 millimètres. Il va ensuite s'asseoir à quelque 2 m. 10 de là.

    118 minutes plus tard il se trouvait à 10 mètres de la gare Saint-Lazare, entrée banlieue, et se promenait de long en large sur un trajet de 30 mètres avec un camarade âgé de 28 ans,taille 1 m. 70 et pesant 71 kg. qui lui conseilla en 15 mots de déplacer de 5 centimètres, dans la direction du zénith, un bouton de 3 centimètres de diamètre.

    Distinguo.

    Dans un autobus (qu'il ne faut pas prendre pour un autre obus), je vis (et pas avec mon vit) un personnage (qui ne perd son âge) coiffé d'un feutre mou bleu (et non de foutre blême), feutre cerné d'un fil tressé (et non de tril fessé). Il disposait (et non dix posait) d'un long cou (et pas d'un loup con). Comme la foule se bousculait (non que la boule se fousculât), un nouveau voyageur (non veau nouillageur) déplaça le susdit (et non suça ledit plat). Cestuy râla (et non cette huître hala), mais voyant une place libre (et non ployant une vache ivre) s'y précipita (et non si près s'y piqua).

    Plus tard je l'aperçus (non pas gel à peine su) devant la gare Saint-Lazare (et non là ou l'hagard ceint le hasard) qui parlait avec un copain (il n'écopait pas d'un pralin) au sujet d'un bouton de son manteau (qu'il ne faut pas confondre avec le bout haut de son menton).

    Homéotéleutes.

    Un jour de canicule sur un véhicule où je circule, gesticule un funambule au bulbe minuscule, à la mandibule en virgule et au capitule ridicule. Un somnambule l'accule et l'annule, l'autre articule : "crapule", mais dissimule ses scrupules, recule, capitule et va poser ailleurs son cul.

    Une hule aprule, devant la gule Saint-Lazule je l'aperçule qui discule à propos de boutules, de boutules de pardessule.

    Onomatopées.

    Sur la plate-forme, pla pla pla, dun autobus, teuff teuff teuff, de la ligne S (pour qui sont ces serpents qui sifflent sur), il était environ midi, ding din don, ding din don, un ridicule éphèbe, prout prout, qui avait un de ces couvre-chefs, phui, se tourna (virevolte, virevolte) soudain vers son voisin d'un air de colère, rreuh, rreuh, et lui dit, hm hm : «vous faites exprès de me bousculer, monsieur.» Et toc. Là-dessus, vroutt, il se jette sur une place libre

    et s'y assoit, boum.

    Ce même jour, un peu plus tard, ding din don, ding din don, je le revis en compagnie d'un autre éphèbe, prout prout, qui lui causait bouton de pardessus (brr, brr, brr, il ne faisait donc pas si chaud que ça…).

    Et toc.

    Alexandrins.

    Un jour dans l'autobus qui porte la lettre S

    Je vis un foutriquet de je ne sais quelle es-

    Pèce qui râlait bien qu'autour de son turban

    Il y eût de la tresse en place de ruban.

    Il râlait ce jeune homme à l'allure insipide,

    Au col démesuré, à l'haleine putride,

    Parce qu'un citoyen qui paraissait majeur

    Le heurtait, disait-il, si quelque voyageur

    Se hissait haletant et poursuivi par l'heure

    Espérant déjeuner en sa chaste demeure.

    Il n'y eut point d'esclandre et le triste quidam

    Courut vers une place et s'assit sottement.

    Comme je retournais direction rive gauche

    De nouveau j'aperçus ce personnage moche

    Accompagné d'un zèbre, imbécile dandy,

    Qui disait : «ce bouton faut pas le mettre icy.»

    Ampoulé.

    À l'heure où commencent à se gercer les doigts roses de l'aurore, je montai tel un dard rapide dans un autobus à la puissante stature et aux yeux de vache de la ligne S au trajet sinueux. Je remarquai, avec la précision et l'acuité de l'Indien sur le sentier de la guerre, la présence d'un jeune homme dont le col était plus long que celui de la girafe au pied rapide, et dont le chapeau de feutre mou fendu s'ornait d'une tresse, tel le héros d'un exercice de style. La funeste Discorde aux seins de suie vint de sa bouche empestée par un néant de dentifrice, la Discorde, dis-je, vint souffler son virus malin entre ce jeune homme au col de girafe et à la tresse autour du chapeau, et un voyageur à la mine indécise et farineuse. Celui-là s'adressa en ces termes à celui-ci : «Dites-donc, vous, on dirait que vous le faites exprès de me marcher sur les pieds !» Ayant dit ces mots, le jeune homme au col de girafe et à la tresse autour du chapeau s'alla vite asseoir.

    Plus tard, dans la Cour de Rome aux majestueuses proportions, j'aperçus de nouveau le jeune homme au cou de girafe et à la tresse autour du chapeau, accompagné d'un camarade arbitre des élégances qui proférait cette critique que je pus entendre de mon oreille agile, critique adressée au vêtement le plus extérieur du jeune homme au col de girafe et à la tresse autour du chapeau : «tu devrais en diminuer l'échancrure par l'addition ou l'exhaussement d'un bouton à la périphérie circulaire.»

    Apostrophe.

    Ô stylographe à la plume de platine, que ta course rapide et sans heurt trace sur le papier au dos satiné les glyphes alphabétiques qui transmettront aux hommes aux lunettes étincelantes le récit narcissique d'une double rencontre à la cause autobusilistique. Fier coursier de mes rêves, fidèle chameau de mes exploits littéraires, svelte fontaine de mots comptés, pesés et choisis, décris les courbes lexicographiques et syntactiques qui formeront graphiquement la narration futile et dérisoire des faits et gestes de ce jeune homme qui prit un jour l'autobus S sans se douter qu'il deviendrait le héros immortel de mes laborieux travaux d'écrivain. Freluquet au long cou surplombé d'un chapeau cerné d'un galon tressé, roquet rageur, rouspéteur et sans courage qui fuyant la bagarre allas poser ton derrière moissonneur de coups de pieds au cul sur une banquette en bois durci, soupçonnais-tu cette destinée rhétorique lorsque devant la gare Saint-Lazare tu écoutais d'une oreille exaltée les conseils de tailleur d'un personnage qu'inspirait le bouton supérieur de ton pardessus ?

    Sonnet.

    Glabre de la vaisselle et tressé du bonnet,

    Un paltoquet chétif au cou mélancolique

    Et long se préparait, quotidienne colique,

    À prendre un autobus le plus souvent complet.

    L'un vint, c'était un dix ou bien peut-être un S.

    La plate-forme, hochet adjoint au véhicule,

    Trimbalait une foule en son sein minuscule

    Où des richards pervers allumaient des londrès.

    Le jeune girafeau, cité première strophe,

    Grimpé sur cette planche entreprend un péquin

    Lequel, proclame-t-il, voulait sa catastrophe ;

    Pour sortir du pétrin bigle une place assise

    Et s'y met. Le temps passe. Au retour un faquin

    À propos d'un bouton examinait sa mise.

    Raymond Queneau

    1903-1976

    Ecrit en 1947

     

    Raymond_Queneau.jpeg

     

      En illustration musicale, pourquoi pas ces Études symphoniques, de Robert Schumann ? La variation est après tout un principe initié en musique, et celles-ci sont à la fois belles et humoristiques à leur manière. Malheureusement je ne trouve avec deezer que les morceaux séparés (et dans n'importe quel ordre, avec des quantités d'interprètes différents comme vous le constatez alors que normalement elles s'enchaînent sans interruption !) et dois vous les remettre bout à bout, tant bien que mal...

     

       1 - le thème
     
    2 - la première variation
     
    3 - deuxième variation
     
    4 - troisième variation
     
    5 - quatrième variation
     
    6 - cinquième variation
     
    7 -  sixième variation
     
    8 - septième vartiation
      9 - huitième variation
     
     
      10 - variation posthume 1
     
    11 - variation posthume 2
     
    12 - variation posthume 3
    13 - neuvième variation 
    14 - Finale
     
     
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