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         À mon tour de refaire un « clin d’œil » à Jean-Pierre. En effet, il conte dans son sonnet « Pygmalion et Galatée » comment un sculpteur donna la vie à sa statue – en en tombant amoureux.  
     
             Renée Vivien, dans son recueil « les Kitharèdes », publié chez Alphonse Lemerre en 1904 et aujourd’hui épuisé, évoque une sculptrice, Kallô, qu’on aurait chargée de représenter la déesse Aphrodite… Ayant lu ces textes et en ayant conservé quelques bribes, je vous en soumets une « variation » en prose, et une strophe. Ici vous verrez que c’est l’inverse qui se produit : la statue tuera la sculptrice – ô romantisme !



    Aphrodite, dite "Vénus d’Arles", vers 360 avant J.-C.
    D’après un original de Praxitèle, probablement "l’Aphrodite de Thespies",
    consacrée par la courtisane Phryné, compagne du sculpteur.
    Arles (Théâtre)


        « La plus belle courtisane de l’Hellas, Polyarchis à la chevelure désirable, franchit un jour le seuil de sa maison, où nulle main fervente n’avait suspendu les couronnes amoureuses. Ayant acquis, par la beauté lumineuse de son corps, de grandes richesses, Polyarchis voulait offrir à l’Aphrodite qui l’avait favorisée (une statue digne de ses largesses).
        Kallô pâlit, elle allait tenter l’effort unique, dans lequel se concentrent toute la fièvre et tout le désir d’une existence humaine. Elle comprit que ce labeur demandait la force entière d’une jeunesse. La gloire de cette statue achevée ne laisserait plus après elle que l’oubli dans la Mort. Il lui faudrait éterniser le songe fuyant de la Beauté entrevue, de la Beauté perfide et cruelle. Elle contempla les lèvres sinueuses et le périlleux regard de la courtisane. Cette femme incarnait les ruses de l’Incertaine Déesse. Son corps, d’une souplesse énigmatique, semblait se dérober éternellement à l’étreinte sincère. Son sourire était à la fois une promesse et un mensonge.
        Polyarchis interpréta le silence de l’Artiste. D’un geste solennel, elle surgit nue, de ses blancs voiles dépouillés, nue et pareille à la Déesse surgissant de l’écume. Kallô modela la Forme Divine d’après le beau corps mortel de la Prêtresse. Mais elle sentait que la statue absorbait peu à peu sa vie fébrile et que l’œuvre était faite du sang de ses veines…
        En un jour l’Image d’Aphrodite à la chevelure d’or fut achevée. L’ivoire des membres luisait pâlement et les métalliques reflets des pesants cheveux étincelaient dans l’ombre. Les béryls des prunelles chatoyaient ainsi que des vagues immobiles. La Femme Divine s’offrait et s’éloignait à la fois, en une attitude de fuite et de langueur. Les bras s’abandonnaient, lassés d’étreintes. Les lèvres étaient amères de baisers et brûlées par le sel des larmes bues. Et la chair de marbre, la chair froide et frémissante, appelait impérieusement tous les désirs épars dans l’Univers.
        Kallô, devant l’œuvre accomplie, ne ressentit point la tristesse du songe incarné, c’est-à-dire amoindri et rabaissé de l’Infini à la Matière. Elle n’éprouva pas le calme d’une voyageuse devant le seuil de sa maison… Son Destin était consommé. L’existence devenait vaine, puisque le But Unique était atteint.
        Elle versa dans une coupe ciselée par ses mains laborieuses un poison oriental, et loua les déesses de cette belle et heureuse mort accordée ainsi qu’une suprême faveur. Puis, ayant bu, elle expira. »

            Et la strophe :

    « Et, les regards levés vers la Déesse nue,
    La vierge est morte, ayant accompli son désir,
    Car les penseurs brûlés de la fièvre inconnue
    Qui réclament le Songe impossible à saisir
    Meurent, les yeux levés vers la Déesse nue. »

    Renée Vivien

     

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    Renée Vivien

          Beaucoup d'entre vous n'ont pas lu mes évocations de la poétesse Renée Vivien (1877-1909, pseudonyme de Pauline Tarn, née d'une famille anglaise fortunée établie à Paris). Aujourd'hui j'y reviens avec le bonheur de découvrir qu'entre temps elle a été remise à l'honneur et rééditée largement, avec l'apparition d'un très beau site sur internet - sans parler de la diffusion numérique par la BNF de toutes ses éditions originales ! Pour moi qui avais fait des traductions de Sappho ma spécialité, lors de mes études grecques à Paris, c'est une joie de vous en offrir un nouveau poème, poème précisément en hommage à Sappho (dont on a aujourd'hui simplifié le nom en en supprimant un "p", mais qui dans le dialecte de son île était originellement désignée comme "Psappha").

         En effet, Renée Vivien, jeune fille fragile qui avait été séduite par l'entreprenante amazone Natalie Barney, se passionna très vite pour la poésie de cette grande amoureuse des femmes dont on exhumait juste les manuscrits, et en fit de remarquables adaptations.

     

    Les Oliviers

    "Et je regrette et je cherche…"
    Psappha

     Les oliviers, changeants et frais comme les vagues,
    Recueillent gravement tes murmures légers,
    Psappha, Divinité des temples d’orangers,
    Dont le chant surpassa le chant des étrangers…
    La montagne a des plis musicalement vagues…


     Tes lèvres ont l’inflexion d’un rire amer.
    Lasse d’éloges faux, lasse de calomnies,
    Tu te hâtes vers l’ombre aux roses infinies ;
    Sous tes doigts doriens pleurent les harmonies ;
    Tes regards ont le bleu complexe de la mer.


    Les vierges se reflètent, tiédeur parfumée,
    L’une dans l’autre, ainsi qu’en un vivant miroir.
    Tu regrettes et tu cherches, parmi l’or noir,
    Des yeux et des cheveux assombris par le soir,
    Atthis, la moins fervente, Atthis, la plus aimée…

     

    La Vénus des Aveugles
    Lemerre, Paris, 1904.

     

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          Renée Vivien, fille de John Tarn, un anglais fortuné, et de Mary Gillet Benett, née dans le Michigan, n'a pas écrit que des poésies. On lui doit aussi un roman (Une Femme m'apparut), et des nouvelles, réunies sous le titre de la première d'entre elles, la Dame à la Louve. Rééditées en 1977 par Régine Desforges, elles sont maintenant accessibles en édition de poche pour 2 € seulement.

     

    La Dame à la Louve

     

         J'ai voulu vous en donner ci-dessous un aperçu, avec des extraits de celle qui s'appelle  La Soif ricane... Chacune de ces nouvelles présente le point commun de se situer dans des contrées éloignées (voire sur la mer pour la première), et brosse de manière toujours romanesque le portrait d'un jeune homme prétentieux et sans caractère, qui est généralement le narrateur, face à une femme présentant une personnalité d'exception. En cette période des débuts du féminisme militant, elle montre sans détour combien tous les traits dits masculins font défaut à la majorité des jeunes gens de la belle société qu'elle côtoie, tandis que certaines femmes ont une classe et un courage qui attirent l'admiration.

       L'emphase du style (et encore, j'ai fait beaucoup de coupures : ce que vous avez là est un raccourci drastique de la nouvelle qui occupe près de cinq pages) et le romantisme exacerbé m'évoquent presque  Rimbaud, dont elle avait un peu le caractère extrémiste.

     

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     L'action se situe dans une vaste plaine de l'Ouest américain, et le récit est prêté à un certain Jim Nicholls.

     

    « Quel étrange coucher de soleil ! » dis-je à Polly.

    Nous cheminions sur nos mulets accablés de lassitude et de chaleur.

    « Imbécile ! grommela ma compagne. Tu ne vois donc pas que la lueur est à l'est.

    - Ce serait l'aurore dans ce cas-là. Je dois être saoul. Et, pourtant, je n'ai pas bu de la journée. »

    (...)

    Nous étions en pleine prairie... Devant nous, un désert d'herbe pâle. Derrière nous, un océan d'herbe pâle. Autour de nous rôdait la Soif. Je voyais remuer ses lèvres sèches. J'entendais ses grelottements de fièvre. Polly, la garce aux cheveux de paille, ne la voyait point, ce qui, d'ailleurs, n'a rien d'étonnant. Polly n'a jamais pu voir plus loin que le bout de son nez rouge de grand air et de soleil.(...)

    Je la hais parce qu'elle est vigoureusement saine, et que je suis, moi, un fiévreux débile. Elle est plus hardie et plus solide qu'un mâle. Elle m'enverrait rouler à dix mètres d'une chiquenaude. (...)

    Je hasardai une réflexion au cours du chemin.

    « Il y aura sûrement de l'orage avant peu, Polly, ma fée, ma chimère.

    - Idiot ! souffla-t-elle avec conviction. Laisse-moi donc tranquille. Tu ne dis jamais que des choses sottes. Bien sûr qu'il y aura de l'orage avant peu. Ça se voit et ça se sent, et je n'aime pas les mots inutiles.

    - Ô ma douceur admirable, ta sagesse est aussi bienveillante que profonde. »

    Elle ne daigna pas répondre. Je finirai sûrement par la tuer un jour. (...) Comme ça, ce sera fini et je ne penserai plus à elle. Peut-être que la Soif s'éloignera de moi, quand je l'aurai abreuvée de sang. Qui sait ?

    ... L'aurore surnaturelle augmentait d'intensité...

    Nous nous arrêtâmes, le soir venu. Polly me versa, de sa gourde à la panse rebondie, une goutte d'eau-de-feu. Je bus à sa mort prochaine. Tout à coup, la garce s'arrêta de boire.(...)

    « Qu'est-ce que tu as ? » lui demandai-je avec un affectueux intérêt. (...)

    Elle me montra simplement quelques cendres mêlées à l'herbe grise.

    Je compris sa pensée. Mes yeux se tournèrent instinctivement vers l'aube étrange qui rougeoyait à l'est. Mais une petite colline m'empêchait de voir ce qui se passait là-bas.

    Polly lâcha un sourd juron... Mes genoux fléchirent sous moi. Elle me toisa de son regard dédaigneux, et, me quittant sans une parole, elle se mit en devoir de gravir la colline. (...)

    Du nord au sud, l'horizon n'était qu'un brasier...

    Le feu dans la prairie !

    Un vent de flamme, qui arrive sur vous avec la vélocité  du semoun et du sirocco, qui balaie en un clin d'oeil le désert d'herbes sèches. Et rien sur son passage qui puisse l'arrêter !

    Je grelottais, comme un malade qui meurt de la fièvre... Polly, elle, n'avait point peur.

    (...) Nous retournâmes en toute hâte vers notre camp improvisé, où nous avions laissé paître nos mules, qu'une crainte rendait ombrageuses.

    La brise du soir poussait vers nous l'ouragan de flammes.

    ... Rôtis vivants dans la prairie !...

    Le feu s'avançait, comme un immense éclair... (...)... C'était beau quand même, cette trombe de flammes. (...) C'était si merveilleusement splendide que je tombai à genoux et tendis mes deux bras vers le Feu, en riant comme les petits enfants et les idiots. (...)

    Mais Polly, qui n'a pas plus d'âme que mes mules, ne comprit point et regarda sans voir. (...)

    « Ne perdons point de temps », dit-elle avec résolution. Elle avait sa voix de tous les jours (...) . Elle s'accroupit, et, en un clin d'oeil, elle mit le feu à l'herbe devant elle.

    Je crus pendant une seconde qu'elle était devenue folle, elle aussi. Et je hurlai de joie, semblable à un Indien qui se venge.

    Elle ne se troubla point. Elle était habituée à mon humeur fantasque. (...)

    « Le feu combattra le feu, Jim. »

    Nous nous reculâmes. Notre feu brillait posément, tel le bon feu des foyers paisibles. L'autre feu, nourri de milliers de lieues d'herbes dévorées, s'avançait pareil à une vague océanique de lumière et de bruit.

    ... Je fermai les yeux, ivre de fumée... Quand je les rouvris, deux heures après, tout était noir autour de nous. C'étaient des ruines d'incendie. La fournaise s'était miraculeusement éteinte.

    Le Feu avait vaincu le Feu.

    Polly s'était campée fièrement devant moi, les poings aux hanches. (...)

     

    Renée Vivien, "La Soif ricane..."
    Tiré de "La Dame à la Louve", éd. Folio
    Gallimard, 2007

     

     

     

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