• Le Roi des Aulnes revisité


        Durant mes études littéraires on m'a fait découvrir Goethe et parmi ses différents chefs d'oeuvre la magistrale ballade "Le Roi des Aulnes".
         Animée d'un puissant souffle romantique, elle n'est pas sans rappeler certains accents hugoliens et touche aujourd'hui les jeunes lecteurs par son aspect fantastique.

        Puis m'investissant davantage dans la musique j'en ai découvert l'interprétation donnée par Franz Schubert (voir ici), qui a plus que largement contribué à la faire découvrir et mettre en valeur, en y ajoutant le frisson d'une galopade effrénée. Malheureusement, si l'on en croit l'auteur de l'article sur Wikipedia, Goethe a snobé la superbe adaptation du tout jeune musicien viennois, qui n'avait alors que 16 ans et dont c'est l'opus 1...

    Le Roi des Aulnes
    (désolée, impossible de trouver l'auteur de ce tableau présent à plusieurs reprises sur le net)

     

              Inspirée paraît-il d'une légende danoise, selon laquelle le Roi des Elfes (et non des Aulnes, mais en allemand les mots se ressemblent à une consonne près) s'emparerait des voyageurs égarés en pleine nuit dans la forêt (légende qui a quantité d'échos dans notre folklore, par exemple en Bretagne avec celles entourant les korrigans, mais aussi en Berry, avec les contes inspirés de la peur du Malin ou Diable, chez George Sand...), cette ballade décrit la chevauchée angoissée d'un père portant dans ses bras son enfant vers une cour (de ferme ? Ce n'est pas précisé), et qui entend celui-ci se plaindre de plus en plus véhémentement qu'un spectre (qu'il ne voit pas lui-même) cherche à le séduire puis l'emporte de force. Or à son arrivée il trouve son enfant mort dans ses bras.

         On évoquera l'Ankou des Finistériens ; la Mort chez La Fontaine. On m'a d'ailleurs à l'époque indiqué que l'enfant était sans doute malade et que le père le conduisait chez le médecin ; ce qui rend alors évident le fait que, malgré la rapidité de la course et l'effort du père pour tenir son fils au chaud, celui-ci délire et ressent une douleur fulgurante qui le fait suffoquer, puis l'emporte. C'est ce que j'ai longtemps compris dans cette ballade, mais rien dans le texte ne l'indique. Comme tout récit fantastique, les faits y sont exprimés de façon brute et  nue, sans explication aucune, et le drame se déroule sous nos yeux de façon cinématographique, très visuel dans le texte et très émotionnel dans la partition musicale.

          Cependant il n'est pas sans évoquer des échos dans l'inconscient, et aujourd'hui j'aimerais vous faire partager ce qu'il m'inspire.

          Mais commençons par écouter l'oeuvre elle-même. Sur la vidéo ci-après, vous trouverez une traduction française affichée au fur et à mesure du texte, ainsi qu'en toile de fond quantité de peintures inspirées par le sujet. Quant à l'interprétation vocale de Dietrich-Fischer Dieskau (version vinyle remasterisée en 1988), elle est aujourd'hui encore considérée comme la meilleure connue. 

     

       

      Voici maintenant l'interprétation que je vous en propose.

       Si les trois personnages de cette ballade sont chantés par une seule et même personne, c'est manifestement qu'il s'agit d'une seule ; et que donc le drame est intérieur.

        Le père est le sujet principal. Il est à noter qu'il n'est pas mentionné "un" père, ce que Goethe aurait parfaitement pu faire, mais "le" père... comme si précisément c'était un personnage unique et central.

         Il possède deux "attributs" pour ainsi dire : son cheval, qui est son outil principal pour évoluer dans "le vent et la nuit", c'est-à-dire dans un milieu hostile, contraire à son propre bien-être ; et son fils, qui est comme le trésor de sa vie, car il le presse contre son cœur et le défend avec l'énergie du désespoir. Si l'on en croit les propos du Roi des Aulnes il est tout petit ("j'ai plein de jouets pour toi") et tout mignon ("j'adore ton joli minois !").

        Mais si le père est lucide (il sait qu'il n'y a rien à voir autour de lui dans cette nuit obscure qu'il est en train de traverser), malheureusement le tout-petit, ce que l'on sent être en définitive son enfant intérieur, c'est-à-dire la partie émotionnelle et très vulnérable de lui-même, se laisse ravir par toutes sortes d'illusions !
            Le roi des Aulnes lui parle à voix basse ; il  lui chuchote des promesses dans l'oreille...
          - Non ! dit le Père. C'est le vent dans les feuilles !
          Le Roi des Aulnes lui présente ses filles, qui comme des sirènes se mettent à danser et peu à peu l'entraînent dans une ronde qui l'ensorcelle ("et elles te bercent, te font danser, et t'endorment de leurs chants !").
         - Non ! crie le Père. Ce sont ces vieux saules qui te font peur ! (traduction de "grau" : couramment, cela veut dire "gris" mais comme le verbe "grauen" signifie aussi  "frémir d'horreur" j'ai tendance à les ressentir comme "effrayants" - le mot est réemployé plus loin dans ce sens :  "dem Vater grauset's", "le père est terrifié, il galope ventre à terre"... )

          On entend la voix doucereuse du spectre ; mais ce n'est pas un personnage réel. Il est le fruit de l'imagination de l'enfant ; et puisque l'enfant c'est lui-même : du Père.
         Le spectre insiste ; de séducteur, il se fait ravisseur.
        Mais jamais le Père ne cède à la tentation, par exemple de s'arrêter pour aller voir : il sait. Il sait que rester dans ces lieux fatidiques, c'est la mort au sens propre !

         Il presse donc son cheval, pour fuir, fuir et atteindre le lieu qu'il s'est fixé. Lequel ? "La cour" dit sobrement le texte. Est-ce chez lui ? Où il sera en sécurité  ? Est-ce chez un médecin ? Un médecin de l'âme sans doute...?

         Toujours est-il qu'en fin de parcours, quand la cadence infernale enfin ralentit, et qu'il atteint l'espace protégé "mit Müh' und Not", c'est-à-dire en français "avec toutes les peines du monde", on ressent toute cette tension qui tombe et le soulagement d'avoir traversé l'épreuve.
         Traversé, oui ; mais non sans y laisser comme l'on dit, des plumes...  L'enfant, cette naïve ignorance dont il n'acceptait pas la disparition, est mort. Ce petit être qu'il avait lui-même enfanté pour rêver sa vie, n'est plus en ses bras qu'un cadavre. Et personne non plus pour l'accueillir : le voici seul, face à lui-même ! 

         Mais qu'était-ce donc que son cheval ?
         Le cheval signifiait un mental à l'origine emballé puisqu'il l'a conduit en ces lieux inhospitaliers, mais peu à peu maîtrisé et enfin conduit fermement jusqu'au but par un être devenu adulte.
          

    Le Roi des Aulnes- Von Schwind
    Le Roi des Aulnes vu par Moritz von Schwind (1860)

         Si vous avez aimé cette oeuvre, vous pouvez l'écouter ici en version orchestrée. Elle est tout bonnement impressionnante ! Par contre, il n'y a pas d'images sur la vidéo, seulement le texte allemand ; c'est pourquoi je vous invite à la chercher sur youtube afin de lire en dessous le texte français qui l'accompagne (en cliquant sur "PLUS" sous la vidéo) ; vous y trouverez également d'étranges allusions à d'autres interprétations données, notamment l'une qui concerne le 11e Panchen Lama...

      

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  • Commentaires

    1
    jamadrou
    Dimanche 18 Janvier 2015 à 20:56

    Merci Aloysia pour ce bel article


    je reviendrai lire, écouter, comprendre tes mots...


    J'avais, en son temps, mis des traits et des couleurs à la lecture d'une des traductions du poème...tant d'émotion! (Aloysia tu peux voir mes pastel ici clic)


    belle soirée à toi.

    2
    Dimanche 18 Janvier 2015 à 22:01

    En effet, c'est avec plaisir que je suis retournée voir ces pastels que j'avais déjà admirés au moment voulu ; en effet nous nous retrouvons sur la même émotion face à cette oeuvre impressionnante. Tout ce qui a trait au surnaturel, aux hallucinations, à ce qui échappe à notre contrôle nous frappe et nous terrifie, puisque nous pensons être démunis dans ces domaines ; et pourtant si tant de légendes s'y réfèrent, c'est forcément qu'il y a quelque chose à comprendre...

    Belle soirée, chère Jamadrou.

    3
    Lundi 19 Janvier 2015 à 09:02

    Le Roi des Aulnes...à revoir ...une légende que ma mère me racontait


    Belle journée !

    4
    Lundi 19 Janvier 2015 à 09:08

    Merci, chère Madeleine, pour cette analyse riche et intéressante. Un superbe "briefing" d'une dimension de la Maya !... ;-) Bien à Toi

    5
    Lundi 19 Janvier 2015 à 09:30

    Bonjour, ma chère Phène. Je me demande maintenant si le Père ne s'est pas non plus laissé embobiner... Ça sent le cauchemar à plein nez... sarcastic

    6
    Lundi 19 Janvier 2015 à 11:15
    francinea

    bonjour,je n'ai jamais rien lu de goethe, honte à moi! un restau? je ne me souviens pas; je suis passée à l'atelier cet été, évidemment je me suis cassé le nez devant la porte happy une jolie chose à voir? disons une curiosité


     bien cachée, tu verras bien... il faut garder un peu de mystère, sinon ce n'est pas marrant  bonne journée, bisous

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    7
    Lundi 19 Janvier 2015 à 16:36

    Oui, juste à côté, vers la rue des Archives, il y a une superbe petite tourelle en encorbellement qui fait un coin de rue. Pour moi, c'est ça. Bises ! happy

    8
    Mardi 20 Janvier 2015 à 01:04

    Merci, Aloysia. J'ai toujours aimé particulièrement cette oeuvre, que j'ai découverte en classe de 4ème (je faisais de l'allemand en première langue). A cette époque, il m'a tout de suite semblé évident qu'elle évoquait bien un drame intérieur. Le mien. 

    C'est pour cela que je suis sûre que tu as raison. Nous nous apaisons en vieillissant, comme tu l'écris aussi. Et notre vie nous semble pouvoir se conduire, nous conduire... mais où ?

    9
    Mardi 20 Janvier 2015 à 08:43

    happy  Merci, Carole. Nous nous donnons la main... Cependant, ce drame intérieur évoque, je le crois maintenant, une terrible méprise. Ce n'est pas l'enfant, mais le père qui a été terrorisé. Et c'est le père qui croit avoir perdu l'enfant. Mais en réalité, il n'a rien perdu du tout.
    Je t'embrasse.

    10
    Mardi 20 Janvier 2015 à 09:41

    L'épreuve, lorsque nous la traversons,  ne nous fait-elle pas perdre notre enfant intérieur ? Je reviendrai écouter, à bientôt.  brigitte

    11
    Mardi 20 Janvier 2015 à 11:09

    Oui, Brigitte, c'est à peu près cela. Bises, et belle journée.

    12
    René
    Jeudi 22 Octobre 2015 à 15:46

    Je demande des renseignements sur l'oeuvre  Le Roi des Aulnes vu par Moritz von Schwind (1860) réponde moi.

     

      • Jeudi 22 Octobre 2015 à 16:23

        Je ne saurais vous donner de renseignements qu'en les cherchant moi-même sur le net. Je ne connaissais pas moi-même ce peintre avant d'en trouver cette illustration pour le poème de Goethe. Ma spécialité est la musique, pas du tout la peinture.



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