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Dépouillement
Le moment est venu de méditer sur Ce qui ne meurt jamais (selon la formule d'Osho)... Novembre fait son travail, la nature se dépouille de toute sa Vie apparente, et la fête d'Halloween nous a rappelé que les arbres ne seront bientôt plus que squelettes, à l'image de ce que deviennent nos corps quand s'en est enfui le souffle qui les animait.
« Mon Royaume n'est pas de ce monde »
disait Jésus (Jean 18, 36), ajoutant :
« Heureux serez-vous si l’on vous insulte, si l’on vous persécute et si l’on vous calomnie à cause de moi. Soyez dans la joie et l’allégresse, car votre récompense sera grande dans les cieux. » (Matthieu 5, 11-12)
Et le fait est qu'il fut persécuté, calomnié et bien plus encore pour atteindre à la dignité céleste, illustrant la phrase-clef :
« Il n'y a pas de plus grand amour que de donner sa vie pour ceux que l'on aime. » (Jean 15, 13).
En effet, comment trouver l'autre monde si ce n'est en donnant sa vie ?
Et comment donner sa vie, si ce n'est par amour ?
Ceci me ramène à Attâr et à son Cantique des Oiseaux, qui chante cet amour d'une manière si incomparable qu'on ne peut éviter d'en être bouleversé.
(Voir aussi mes précédents articles ici et là)
Je voudrais aujourd'hui citer un passage situé vers la fin de l'ouvrage.
Pour le resituer, rappelons que les oiseaux, qui représentent des humains en quête de la Vérité, ont écouté les conseils d'une huppe qui, inspirée par Salomon, s'est révélée être leur Guide spirituel.
En lui posant d'abord toutes sortes de questions ils ont été instruits sur les exigences et les difficultés de la Voie. Puis ils se sont lancés dans la bataille et ont passé leur vie entière, jusqu'à parfois mourir sans parvenir au but, afin d'atteindre l'Oiseau Fabuleux que l'on appelle la Simorgh et qui représente la Divinité Suprême.
Dans ce récit le féminin et le masculin sont constamment mélangés : le Tout-Puissant est considéré au féminin, tandis qu'au cours des multiples histoires évoquées dans le livre on voit souvent des sages mystiques mourir d'amour pour un personnage masculin. Le "genre" (je ne dirai pas le sexe car il n'en est aucunement question) est largement dépassé ici, le Soi ou Être Absolu n'en ayant aucun.
Nos oiseaux ont donc traversé successivement sept vallées, qui sont semble-t-il autant d'abîmes... Car dès qu'Attâr les dépeint on retrouve constamment la même idée : celui qui y pénètre est englouti dans un gouffre sans fond, le but ultime étant, comme nous le verrons à nouveau dans l'extrait qui vient, de disparaître totalement dans le Divin ; de ne plus être pour que seul existe le Divin.
Voici comment il nomme ces vallées :
- celle du Désir
- puis de l'Amour
- puis de la Connaissance
- puis de la Plénitude
- puis de l'Unicité pure
- enfin de la Perplexité
- puis du Dénuement et Anéantissement
Je me suis demandé un moment si elles étaient successives, et si on pouvait en dresser la cartographie comme pour une "Carte du Tendre". Mais à en suivre la lecture il semble bien qu'elles soient simultanées et presque imbriquées, ramenant toujours à la même idée directrice : plonger par amour dans un vide incandescent afin d'y disparaître totalement (il est d'ailleurs frappant de constater que la dernière vallée est marquée par deux termes, à la différence des autres, comme pour insister sur cette signification ultime).
C'est encore de cela qu'il est question au moment où les trente survivants parviennent au but (le chiffre trente n'est pas anodin mais je n'en parlerai pas aujourd'hui), et où la Divinité les rejette encore avec dédain.
Morts, mille fois morts des épreuves de la route ils ne le sont pas encore suffisamment puisqu'ils sont là, sur son Seuil !
Et pour illustrer cette situation extrême Attâr évoque donc l'histoire d'un derviche qui serait tombé follement amoureux d'un Prince aussi beau que le soleil (et qui est d'ailleurs merveilleusement décrit dans un langage d'une poésie délicieuse) ; l'apprenant, le Roi exige la mort du derviche, mais les pleurs de celui-ci réclamant de voir une fois seulement le visage de son Aimé avant de disparaître ont raison de sa colère et il envoie son fils auprès du malheureux.
Voici ce passage, où le jeune homme comparé à Joseph, personnage biblique incarnant la beauté absolue, est donc représenté comme une manifestation divine (v. 4113 à 4119).
« Le prince s'en fut donc, lui, Joseph de son temps
À la rencontre d'un misérable derviche
Lui, soleil éclatant et porteur de lumière
Il s'en alla rejoindre un atome de l'ombre
Lui, océan sublime et débordant de perles
Il s'en alla étreindre une goutte de rien
Oh, éclatez de joie ! Dansez, frappez des mains ! »
J'adore particulièrement ce dernier vers qui souligne le miracle développé un peu plus bas... En effet l'immensité de l'abîme qui sépare Dieu de la créature est traduite par cette opposition entre l' "océan sublime" et la "goutte de rien". Voici la suite (v. 4127-4136) :« Si tu es en amour dans la sincérité
Celui que toi tu aimes se mettra à t'aimer
C'est ainsi que le prince semblable à un soleil
Fit la grâce au mendiant de l'appeler à lui
Ce mendiant qui toujours le contemplait de loin
Sans connaître pourtant le timbre de sa voix
Releva donc sa tête couverte de poussière
Et vit là devant lui la face souveraine...
Lorsque le feu brûlant rencontre l'océan
Il aura beau brûler, l'eau à la fin l'éteint
Or, le derviche amant était lui-même un feu
Qui se trouva soudain au cœur de l'océan !
Son âme au bord des lèvres, il s'adressa au prince :
" Ô mon roi bien-aimé, quel besoin de l'armée ?
Tu vois qu'il te suffit d'être pour me tuer !"
Alors il rendit l'âme et s'en fut à jamais.
Après ce cri d'amour, le trépas le saisit,
Il rit comme une flamme et puis il s'éteignit ;
Comme il avait atteint l'union avec l'Aimé,
Rejoignant le néant, il fut annihilé. »À travers ces vers transparaît tant de Beauté qu'on ne peut qu'être transporté.
Que pourrais-je ajouter ?
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Commentaires
Souvent la mort est vue comme la fin de tout... non seulement une disparition, mais une annihilation...
Jésus nous dit celui qui croie en moi vivra quand même il serait mort... formidable n'est-ce pas ?
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Vendredi 6 Novembre 2015 à 14:10
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Tu es transportée par cette poésie Aloysia et moi je suis triste de penser que "la goutte de rien" va être anéantie par "l'Océan Suprême." Quand elle aura atteint l'union avec l'Aimé, elle sera annihilée et ira rejoindre le néant?
Mais l'Océan Suprême ne comprend-il pas qu'il a besoin de l'Amour de milliers de gouttes de rien pour exister? Et ne sait-il pas que chaque goutte transporte en elle l'Univers?
J'aime bien le mot transporté que tu emploies à la fin.
"Souffre qu'à mes transports je m'abandonne en proie." Racine
Aloysia, la poésie mystique serait-elle la meilleure compagnie de transport?
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Vendredi 6 Novembre 2015 à 19:11
Chère Jamadrou, merci de me citer ce vers de Racine que je connaissais pas. Quelle tristesse peut-il y avoir pour une goutte d'être devenue l'Océan ? Et que l'Océan a-t-il besoin de comprendre ? Oui, il est vrai que cette vision mystique que j'ai héritée de mon éducation chrétienne peut sembler extrême ; elle est pourtant à la racine même de l'expérience d'être au monde puisque chacun sait que sur cette terre il lui faudra un jour mourir. Mourir "avant la lettre" est donc ce que proposent les sages et ce n'est pas forcément une expérience fâcheuse, car chacun en cela suit son cœur et a sa propre voie, son propre chemin ! Oui, le mien apprécie particulièrement les "transports", mais pour être franche j'aime par-dessus tout ceux que me propose la musique... Par exemple cet extrait de l'Ascension version pour orgue d'Olivier Messiaen qui s'intitule "Transports de Joie d'une Âme devant la gloire du Christ qui est la sienne" : ici.
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Vendredi 6 Novembre 2015 à 19:17
Relisant ton commentaire je vois "elle sera annihilée et ira rejoindre le néant ?"... Mais pas du tout !! Au contraire !! C'est justement là que c'est enviable !! Elle sera annihilée pour devenir Lui !! Tu connais l'histoire de Psyché et de l'Amour ? On lui a présenté l'Amour comme un dragon prêt à la dévorer... Elle a donc été terrorisée. D'où les tribulations qu'elle traverse dans une prétendue malédiction sur la terre. Mais en réalité il n'en est rien. Elle va tout simplement devenir l'Amour... On se noie, on se dissout comme le sel ou le sucre se dissout dans l'eau.
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un très bel article ... cependant l'annihilation ne me semble pas possible. plutôt l'union ... cependant que puis-je affirmer je ne sais rien de descriptible.
Bises
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Vendredi 6 Novembre 2015 à 21:05
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Dépouillement, effeuillement... vivre les saisons en Soi me semble important, ce sont des rythmes cosmiques auxquels nous appartenons et que nous devons vivre. J'aime beaucoup, aussi, ce vers "Oh, éclatez de joie ! Dansez, frappez des mains !", c'est nécessaire, pour s'alléger et préparer le nid du futur. Beau week end Alyosa. brigitte
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Samedi 7 Novembre 2015 à 18:48
Vivre les saisons en soi-même peut être une grande leçon, une voie vers l'éveil. Tu vois le "dansez, frappez des mains" comme une étape pour s'alléger et préparer le nid du futur ? C'est un vers repris de psaumes bibliques et qui va bien au-delà tout de même : il évoque la libération de celui qui était "esclave du péché", c'est-à-dire lié au monde matériel. Beau week-end ensoleillé, Brigitte !
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merci pour ta réponse - les mots comme nous les imaginons n'ont pas toujours le même sens pour chacun à un certain moment ...
je t'embrasse et passe un samedi doux
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Samedi 7 Novembre 2015 à 18:52
Coucou Durgalola ; oui, c'est un samedi plein de douceur et de charme que je viens de connaître, j'espère qu'il en a été de même pour toi. En effet, tout : qu'il s'agisse des mots, ou des musiques, ou des événements, tout peut avoir sur nous un impact différent suivant le moment où nous le vivons ; à plus forte raison pour une autre personne.
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Je viens d'écouter l'extrait de L’Ascension: "Transport de joie"
(l'orgue ne semble pas être pour moi un bon moyen de transport... )
Bonne soirée Aloysia.
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Samedi 7 Novembre 2015 à 20:07
Oui, l'Ascension est plus belle en version orchestre. C'est le titre de ce passage qui m'amusait. Tu préféreras peut-être la dernière partie à l'orchestre ici : https://www.youtube.com/watch?v=CbNF8fmBdKI
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une belle synchronicité, en te lisant mon regard s'est posé sur le livre de Attar, illustré par Hassan Massoudy qui est debout, juste devant mon nez sur la bibliothèque à gauche de mon ordinateur ... Je ne l'ai pas cherché bien loin ...
Amitiés.
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Dimanche 8 Novembre 2015 à 16:52
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Bon jour Aloysia,
De vallée en vallée pour atteindre le but suprême, est un chemin difficile, car chacune des vallées est profofnde et l'on peut s'y perdre !!! J'aime bien la photo de ton arbuste qui n'a pas encore perdu ses feuilles. Bises et douce journée
Oui Danaé, les arbres sont particulièrement beaux cette année peut-être parce qu'ils ont eu autant d'eau que de lumière et de chaleur ; il me semble que je n'avais jamais vu mon lilas avec des feuilles ainsi jaunes... En tous cas quand il reste la moitié du feuillage et qu'on entrevoit la moitié des ramures l'aspect "dépouillement" est visible. Merci pour ta visite chaleureuse, ma chère Danaé.