• Apparition-Disparition


           Voici un conte qui relate une expérience que j'ai réellement vécue.

           Le nom donné au jeune disciple est imaginaire. 



    Adi Shankara avec quatre disciples

     

         Narupa était un jeune disciple. Depuis un an, il suivait assidûment l'enseignement de son Maître, et pour lui rien n'était plus important que d'être à ses côtés pour bien entendre ses propos.

         Quand le Maître parlait, Narupa avait l'impression que ses paroles résonnaient si profondément en lui que rien ne pourrait les lui faire oublier. Et cependant, à chaque fois qu'il s'en éloignait un peu, il se ressentait de nouveau vide et démuni et avec stupéfaction s'apercevait que tout ce qu'il avait cru entendre s'était évanoui.

        Au tout début, lorsque Narupa avait rencontré son Maître, il était seul avec lui, au point que Narupa s'était imaginé que ce Maître-là était apparu spécialement pour lui ! Il en était fier mais un peu angoissé en même temps. Cependant le rayonnement du Maître commença à s'exercer à la ronde et bientôt ils furent deux, puis quatre. Et Narupa s'était réjoui, car plus il voyait de personnes venir écouter son Maître et plus il sentait la valeur de celui-ci, plus il se sentait en sécurité à ses côtés.

         Mais là commencèrent les épreuves : car ce n'est pas tout de rester aux pieds du Maître, encore faut-il savoir mettre en pratique sa Parole ; et les autres commencèrent à devenir des menaces pour Narupa, lui paraissant plus brillants, plus forts, aptes à le dépasser ou à l'écraser par les expériences antérieures qu'ils avaient effectuées ou par leurs qualités personnelles. 

        En peu de temps, ce ne sont plus quatre mais quatorze, puis vingt disciples qui s'assemblèrent à demeure autour du Maître, et Narupa ne parvenait plus à se placer à ses côtés comme au début, mais il était souvent relégué au fond, ne le voyant plus qu'à peine. C'étaient toujours les derniers arrivés qui s'asseyaient tout près de lui et qui monopolisaient son attention. Cela il l'acceptait volontiers tant qu'ils n'en faisaient pas état. Mais quand certains lui semblèrent l'agresser, lui faisant comprendre qu'il ne comprenait rien à l'enseignement, ou alors défaisant toutes les offrandes qu'il venait de préparer pour les réorganiser à leur manière, alors il se sentit sombrer.

            C'est alors qu'étonnamment il commença à voir les choses différemment. 
         Et s'il n'y avait jamais eu en fait, que lui et le Maître dans la pièce où celui-ci recevait ? Et si tous ces visages, tous ces êtres venus constamment plus nombreux et plus assidus, n'étaient que des aspects de lui-même ? Certains, très disciplinés ; d'autres, s'affichant avec le Maître comme s'il était leur meilleur copain ; d'autres, trop timides ; d'autres, très réservés et parfaitement intériorisés ; d'autres, très sûrs d'eux, futés et finauds ; d'autres, perturbés et mal à leur aise ; d'autres, jouant les ascètes et se drapant de mystère ; d'autres, un peu perdus ; d'autres, très émus et plutôt attachants... Tout cela, des figures de sa propre psyché, qui en interagissant avec le Maître l'éclairaient sur lui-même et sur ses propres doutes ?

         L'écoute alors dépassait celle du Maître lui-même ; elle s'étendait à l'observation de toute cette petite communauté au sein de laquelle cependant il fallait qu'il s'affirme afin de n'être pas tout à fait englouti, le Maître semblant ne plus lui accorder d'attention particulière mais accordant strictement la même à tous, ou même l'attaquant parfois publiquement, ce qui attirait sur lui une attention plutôt négative dont il avait du mal à émerger.

         Et voici qu'un jour il se produisit une chose étrange.

          Ce jour-là il faisait très chaud, et après une longue réunion de travail à l'ombre d'un figuier, le Maître proposa à ses auditeurs de se rendre à la ville voisine afin de s'y restaurer et de s'y rafraîchir. 

            Tous y partirent, le Maître ayant assuré qu'il les y suivrait peu après.

           Narupa constata avec consternation que certains avaient déjà défini les places de manière à monopoliser eux-mêmes celles entourant le Maître.

         Cependant il convint aussi d'une chose : il voulait pouvoir le voir et l'entendre, mais se sentait indigne d'en être trop près, et incapable de lui tenir conversation. Il était donc placé selon son voeu.

       Malheureusement lorsque le Maître arriva et parla comme de coutume de préférence avec les nouveaux venus, installés face à lui, le bruit qui régnait dans la taverne l'empêcha d'en entendre le moindre mot malgré ses efforts pour tendre l'oreille.

         À la fin du repas, n'étant pas très loin de la porte de l'établissement, il sortit le premier et attendit les autres. Un gentil camarade - un alter ego pourrait-on dire - le rejoignit bientôt et engagea avec lui la conversation, se mettant également en devoir de guetter le passage du reste de la troupe.

        Mais le temps s'écoula, des gens entrèrent et sortirent de la taverne, sans que n'apparaissent leurs compagnons.

         Finalement, incommodé par la chaleur, l'ami proposa à Narupa de retourner au figuier et d'y attendre le Maître bien à l'ombre, ce que celui-ci accepta volontiers.

     

    Bouddha et disciples

     

          Or, lorsqu'ils y parvinrent, quelle ne fut pas leur surprise de découvrir que tout le groupe y était déjà rassemblé !

        Comment y étaient-ils arrivés ? Personne n'avait vu personne ! Restés à scruter la sortie lui et son compagnon n'avaient vu paraître ni le Maître ni ses disciples, et ceux-ci n'avaient pas davantage remarqué Narupa et son camarade les attendant....

           Où étaient-ils donc restés ? Par où étaient-ils donc passés ?!

          Étaient-ils dans le même monde qu'eux ?

          Existaient-ils seulement ?...

          Les Paroles du Maître revinrent alors résonner aux oreilles de Narupa.

    « Lorsque vous partez, tout disparaît.
    Pour moi le monde n'existe pas ; il n'apparaît à mes yeux que dans la mesure où je veux être là pour vous. »

    Ou encore :

    « J'ignore comment tu me perçois. »

            Soudain Narupa se mit à penser que ce groupe, ce n'était pas seulement une image de lui-même, mais aussi une image du Maître ; et que si ces visages étaient des projections de lui-même, à plus forte raison le Maître ne pouvait avoir que l'aspect qu'il lui prêtait lui.

          Pendant longtemps il avait eu si peur de le voir disparaître, à force de l'entendre dire :

    « Je n'existe plus sur cette terre ; je n'apparais que pour vous.»

        Pendant longtemps il s'était extasié de la compassion du Maître pour avoir choisi une apparence qui lui plaisait tant ! Et voici que soudain il découvrait que le Maître n'avait rien choisi du tout pour lui, mais que c'était lui-même qui lui conférait cette apparence. Il le voyait ainsi parce qu'il le voulait ainsi. Mais en réalité le Maître n'avait pas d'apparence ! Le Maître était sans visage et ses disciples avec lui !

         Cette étonnante disparition lui rappela que jamais il n'avait vu le Maître en dehors des moments précis où celui-ci leur donnait rendez-vous, ni des endroits précis où cela était prévu.

          Où vivait le Maître ? Quelle apparence pouvait être la sienne ? Quelle importance cela pouvait-il bien avoir ?

        Était-il le premier arrivé parmi ses disciples ? Le dernier ? Mais les disciples apparaissaient et disparaissaient avec lui, alors quelle importance cela pouvait-il avoir ! Il n'y avait là ni premier, ni dernier ; ni plus proche, ni plus éloigné ; ni visage, ni apparence.


         Enfin, enfin, Narupa était peut-être prêt à laisser tomber tous ces visages, toutes ces apparences, qui n'étaient jamais que des masques : l'ego en roi du travesti cherchant mille manières de le piéger !

         Et à écouter vraiment la Parole du Maître, celle qui ne découle pas d'une bouche ni d'un visage mais s'adresse à lui et uniquement à lui, dans le secret de son cœur.

     

     

    Lotus

     

     

    « La Vallée d'ObermannVérité »

  • Commentaires

    1
    Clémentine Séverin
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 06:57

     J'aime beaucoup. Plein de sincérité.

    Clem

    2
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 07:00

    Plénitude 

    Bonne fin de semaine 

    J'espère que tu vas bien 

    3
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 08:38

    Merci de votre visite à toutes deux. Oui, je vais bien.

    4
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 09:10

    Bon jour Aloysia, J'ai lu avec attention, c'est merveilleux comme tu sais bien analyser les sentiments ressentis au cours d'une rencontre avec le Maître qui finalement a pris une apparence terrestre pour parler de l'illusion de cette vie. C'est pas facile de suivre un tel enseignement et il y a bien des épreuves à traverser ...

    Bonne semaine et bises

    5
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 09:26

    Souvent nous nous intéressons au monde tel que nous le concevons et parfois essayons de le façonner à notre vision et là commence la dramatique expérience de la conversion à nos idées. Ainsi dans la vie courante, dans un couple, avec les enfants

    (Et une femme qui portait un enfant dans les bras dit,
    Parlez-nous des Enfants.
    Et il dit : Vos enfants ne sont pas vos enfants.
    Ils sont les fils et les filles de l'appel de la Vie à elle-même,
    Ils viennent à travers vous mais non de vous.
    Et bien qu'ils soient avec vous, ils ne vous appartiennent pas.

    Vous pouvez leur donner votre amour mais non point vos pensées,
    Car ils ont leurs propres pensées.
    Vous pouvez accueillir leurs corps mais pas leurs âmes,
    Car leurs âmes habitent la maison de demain, que vous ne pouvez visiter,
    pas même dans vos rêves.
    Vous pouvez vous efforcer d'être comme eux,
    mais ne tentez pas de les faire comme vous.
    Car la vie ne va pas en arrière, ni ne s'attarde avec hier.

    Vous êtes les arcs par qui vos enfants, comme des flèches vivantes, sont projetés.
    L'Archer voit le but sur le chemin de l'infini, et Il vous tend de Sa puissance
    pour que Ses flèches puissent voler vite et loin.
    Que votre tension par la main de l'Archer soit pour la joie;
    Car de même qu'Il aime la flèche qui vole, Il aime l'arc qui est stable.
    (extrait du recueil Le Prophète))

    C'est un magnifique enseignement qui n'est pas toujours compris et fait parfois passer pour une mauvaise mère .

    Ainsi dans le monde où règne l'hégémonisme, le vouloir conquérir et imposer.

    Merci de ce bel article

    Bisous Aloysia

     

     

    6
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 09:35

    Merci, Danaé, toi qui sais... 
    Merci, Océanique, pour ce beau poème que je connais et qui est une si grande Vérité !

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    7
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 13:05

    Bonjour


    Ce texte est emplie de sagesse!


    Bisous

    8
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 16:01

    c'est un texte riche et qui nous enseigne - il me fait penser au Christ et à ses disciples. Nous ne sommes pas des anges mais des hommes imparfaits au mental en cavale. 

    Merci - bises

    9
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 17:05

    Merci de ton passage, ma chère Wolfe !

    Oui, un véritable Maître ne peut que ressembler au Christ. Il n'y en a pas deux sortes... Bises, Durgalola.

    10
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 17:33

    Mon état, en ce moment fait que j'assure tout juste un peu de vie sur mon blog mais je voulais te dire combien j'ai apprécié ton dernier commentaire et combien ton texte me touche et m'enrichit.   Amitiés.

    11
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 18:51

    Merci, Ariaga ; l'émotion qui t'a saisie me touche en retour.

    Mes pensées t'accompagnent pour ton déménagement.

    12
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 19:45

     merci pour ce  beau texte  qui fait réfléchir 

     bonne soirée 

     kénavo

    13
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 22:03

    Kenavo, Monica.

    14
    Vendredi 24 Juillet 2015 à 23:48

    Oui, oui pour répondre à ta question les deux premières photos sont deux montages sur lesquels j'ai incorporé des photos d'ami(e)s reçues en partage, les autres photos sont de moi prise lors d'une balade de nuit vers chez moi 

    Bonne nuit 

     

    15
    Samedi 25 Juillet 2015 à 09:09

    Bravo alors, chère Rose.

    16
    Samedi 25 Juillet 2015 à 10:39

    Bon week-end

    Jean

    17
    Samedi 25 Juillet 2015 à 10:51

    Bon week-end à toi également, Jean ! smile

    18
    Samedi 25 Juillet 2015 à 11:46

    Un maitre qui enseigne les choses essentielles...

    Merci Aloysia, bises

    19
    Samedi 25 Juillet 2015 à 11:59

    J'ai lu ton texte hier. Il me faut revenir sur mes blogs quitte à laisser dormir fb.

    On pourrait se reconnaître parmi ces élèves, même si cela (me) fait peur, un peu comme un cauchemar, car je ne voudrais plus en être. Avancer vers la sagesse, oui, mais sans toute cette foule oppressante, sans pensées parasites, à mon rythme, en examinant un par un les points où ça bloque encore, de préférence dans la nature (lieu idéal) ou même dans l'agitation (quand il n'y a pas de résistance). Je dis avancer, mais cela peut être accepter de rester sur place, ou tant d'autres choses qui contiennent Etre soi.

    20
    Samedi 25 Juillet 2015 à 15:23

    Essentielles, oui ! Merci Marlène.

    -> Carmen : Oui, fb c'est pénible... il y a un peu trop de monde, on ne peut guère s'y exprimer.
        Pour l'enseignement, oui la question est de savoir si l'on peut s'en débrouiller "seul" - ce  que je fais tout de même la plupart du temps, tranquillement à la campagne, mais on a si vite fait de retomber dans ses vieilles erreurs... - ; où si le "heurt" avec cette réalité puissante qui entoure le Maître n'est pas plutôt indispensable pour nous obliger à sortir de nous-même !! Je ne cesse de le constater, l'ego est protéiforme et il te piège partout, partout, sauf là où tu refuses d'aller. Quand on nous dit que la seule solution est "la mort", cela ne veut pas dire que l'on peut "s'endormir du sommeil du juste" (ce qui signifierait se complaire dans ses propres errances !), mais plutôt que l'on doit accepter de se laisser emmener là où l'on ne veut pas aller.... comme être "cloué" par exemple et "élevé de terre" pour être la risée de tous.

     

    21
    Samedi 25 Juillet 2015 à 17:04

    Quelle belle analyse de l'être et de toutes ses contradictions, le monde tel que nous le voyons et tel que nous le vivons, se dépasser, ne pas végéter, l'être humain s'acharne à se compliquer la vie, ne pas s'occuper du regard des autres, rester soi-même contre vents et marées. Bonne soirée bisous 

    22
    Dimanche 26 Juillet 2015 à 16:32
    daniel

    Ne pas se comparer aux autres, apprendre à cheminer sagement. La vie en soi est un maître. Elle nous offre tellement de leçons !

    23
    Dimanche 26 Juillet 2015 à 19:48

    Tout à fait. Merci Daniel de ta visite, et bonne fin de dimanche ! 

    24
    Lundi 27 Juillet 2015 à 08:11

    Belle semaine Aloysia !

    25
    Lundi 27 Juillet 2015 à 16:14

    Bises, Fontaine !



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