•       Nous sommes aujourd'hui le Vendredi Saint, jour où nous nous souvenons de la mort de Jésus. Il n'est pas surprenant que des événements tristes ou douloureux viennent souligner la noirceur de cette journée, tout comme le ciel qui s'est terni et mouillé de pluie. 

        Dans la Passion selon Saint Matthieu mise en musique par Jean-Sébastien Bach que j'évoquais hier, à la suite de l'air de contralto si émouvant le récit de l'évangéliste reprend avec ces mots :

    « Depuis la sixième heure jusqu'à la neuvième, il y eut des ténèbres sur toute la terre. »

        De même que les œuvres religieuses de Bach sont ponctuées de méditations à l'usage des auditeurs, de même nous pouvons ici sortir de la simple audition d'événements rapportés pour nous représenter ce qui symboliquement nous est proposé. Et pour cela, nous avons le choix de nous identifier à un spectateur actuel qui serait témoin d'une tentative de destruction du Verbe Fils de Dieu - ce qui se fait le plus couramment. Mais aussi à Jésus lui-même, en tant qu'être humain en quête du retour vers Soi - c'est-à-dire au Fils de l'Homme demandant à connaître Dieu.

           Dans les deux cas, cette notion de « Ténèbre » prend tout son sens.

    Ténèbres

     
      La première proposition est la plus simple et la plus apparente : Le Verbe étant la Lumière du monde selon le prologue de l'évangile de Jean, L'anéantir c'est plonger le monde dans les ténèbres. Ainsi la tradition chrétienne voit-elle les trois jours séparant ce moment de la mort du Christ avec sa "Résurrection" située au matin de Pâques, comme un temps de Ténèbres. Trois jours symboliques durant lesquels le germe de la Vie Divine (Jésus mis au tombeau) a été enfoui sous terre pour y mourir et porter beaucoup de fruit. Cette conception se rattache à toutes les traditions anciennes des religions à Mystères, qui s'intéressaient à des personnalités tuées ou emportées dans la mort (Osiris, Perséphone, Eurydice, Adonis), que l'on voyait à la saison suivante rejaillir de façon stupéfiante, à l'image de la Nature. 

          Et bien sûr, tout le monde de se réjouir au point que l'on oublie totalement aujourd'hui la souffrance nécessaire à l'accomplissement de tout mystère authentique, de toute transmutation alchimique : et l'on se contente de collectionner joyeusement les œufs et les lapins en chocolat en pensant qu'une "ascension spirituelle" devrait permettre d'éradiquer à tout jamais la mort et la douleur de ce monde !

          En "répandant son Esprit" (en effet la traduction de "Il rendit l'esprit" serait inexacte, si l'on en croit Jean-Yves Leloup dans son ouvrage sur l’Évangile de Jean, le verbe grec employé signifiant plutôt "donner, offrir"), Jésus en tant que Verbe l'a projeté dans le cœur même de tous ceux qui croient en Lui. Si bien que la seule Lumière qui puisse réapparaître ne pourra le faire que du cœur de chacun de ceux-ci...

     ***

           Pourtant, j'aimerais aujourd'hui m'attarder sur la seconde option.

          Pour ceux qui durant une longue tradition mystique ont pratiqué l'Imitation de Jésus-Christ, depuis les premiers Pères du Désert jusqu'aux "quiétistes" du XVIIe siècle (tradition hélas un temps perdue et que nous avons dû aller rechercher auprès des philosophies orientales), Jésus représente l'Homme en quête de Dieu qui, face au Néant et à la Ténèbre seuls présents à son esprit, n'a le choix que de s'y laisser disparaître totalement. 

         En effet, lorsque cette obscurité s'étend, Jésus n'est pas encore mort. Il représente alors symboliquement l'Homme conscient de sa solitude et de son impuissance, dans la position qui est la sienne : accroché, fixé de façon irrémédiable à la croix de l'espace-temps, au bois de l'incarnation, au déchirement des passions et des émotions, et qui suffoque de ne trouver aucune issue à cette situation de blocage. Tous les espoirs qu'il avait nourris jusque là reposaient sur un "Dieu" qui lui serait dévoué (qu'il appelle "Eli", et que nous appelons bien souvent "Mon Dieu" - c'est d'ailleurs la traduction retenue), sensé le soutenir en toutes circonstances, lui apporter son appui et son aide dans toutes ses entreprises, de manière à ce que celles-ci soient toujours positives, bénéfiques, et couronnées de succès... Les ricanements des assistants soulignent bien le côté illusoire de cette croyance.

        En effet "Dieu" n'est pas celui qui soutient l'ego et le conforte dans ses projets. Le Dieu véritable n'est présent que dans ces ténèbres justement qui planent autour de la croix. Au moment où Jésus cesse de voir le monde qui l'environne il s'en rapproche. Voici deux textes qui éclairent cette idée.  

          Le premier est tiré du court "Traité de Théologie Mystique" qu'on a longtemps attribué à Denys l'Aréopagite, célèbre disciple de Saint Paul ayant été évêque de Paris et à l'origine de la Basilique portant son nom, mais qui en réalité n'est pas de lui et reste signé d'un "Pseudo Denys l'Aréopagite".  

     

    Buisson ardent

        Ce n’est donc pas sans motif que le divin Moïse1 reçoit l’ordre de se purifier d’abord lui-même, puis de s’écarter de ceux qui ne sont pas purs ; qu’il entend après sa totale purification les trompettes aux sons multiples, voit de nombreux feux irradier de leur pur rayonnement ; et qu’ensuite, séparé de la foule et avec des prêtres choisis, il atteint au sommet des divines ascensions.

        Mais à ce degré-là, il n’entre pas encore en relation avec Dieu ; il ne Le contemple pas, car Il est Invisible. (…)

          C’est alors que Moïse s’affranchit même de ce qu’il voit et de ceux qui le voient ; il pénètre dans la Ténèbre vraiment mystique de l’inconnaissance, il ferme les yeux à toute saisie par l’intelligence et, dans une totale démission de tout ce qui se peut toucher ou voir, il appartient tout entier à Celui qui est au-delà de tout. Il n’est plus à lui-même ni à personne d’autre, mais il est uni par le meilleur de lui-même à Celui qu’on ne peut absolument pas connaître ; dans l’inactivité de toute connaissance, et par cette inconnaissance même, il connaît au-delà de l’intelligence. 

    1 Exode chap.3, Moïse au Mont Horeb.

    Attribué à Denys l'Aréopagite, chapitre I, paragraphe 3

     ***

        Et le second, qui s'y réfère, est extrait d'un sermon de Maître Eckhart, non moins célèbre mystique du XIVe siècle allemand. 

    « Paul se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le Néant2. »

        Je ne peux pas voir ce qui est Un. Il vit le Néant, c’était Dieu. Dieu est un Néant et Dieu est Quelque chose. Ce qui est Quelque chose est aussi Néant : ce que Dieu est, Il l’est absolument.

         Quand il écrit sur Dieu, le lumineux Denys dit :

      « Il est au-dessus de l’Être, Il est au-dessus de la Vie, Il est au-dessus de la Lumière. »

        Il ne lui attribue ni ceci ni cela, et il veut dire qu’Il est on ne sait quoi, très loin au-dessus. Si quelqu’un voit quelque chose ou si quelque chose s’introduit dans ta connaissance, ce n’est pas Dieu pour la raison qu’Il n’est ni ceci ni cela. Si quelqu’un dit que Dieu est ici ou là, ne le croyez pas.

        La Lumière qu’est Dieu brille dans les ténèbres. Dieu est la vraie Lumière ; celui qui doit la voir doit être aveugle et écarter Dieu de quoi que ce soit. Un maître dit :

     «  Celui qui parle de Dieu par quelque comparaison parle improprement de Lui, mais celui qui s’exprime sur Dieu au moyen du Néant parle convenablement de Lui. »

        Quand l’âme parvient dans l’Un et y pénètre en un total rejet d’elle-même, elle trouve Dieu comme dans un Néant.

       Il sembla en rêve à un homme (c’était un rêve éveillé) qu’il était gros de Néant comme une femme est grosse d’un enfant, et dans ce Néant, Dieu naquit : Il était le fruit du Néant, Dieu était né dans le Néant.

        C’est pourquoi il dit :

         « Il se releva de terre et, les yeux ouverts, il vit le Néant. »

       Il vit Dieu en qui toutes les créatures sont néant. Il vit toutes les créatures comme un Néant, car Dieu a en Lui l’être de toutes les créatures. Il est un Être qui a en Lui la Totalité de l’Être.

    2 Actes des apôtres 9,8

    Maître Eckhart, sermon 71, extrait
    Ces deux textes sont directement empruntés à une émission de télévision catholique retranscrite en vidéo ici, respectivement à la 15e et à la 32e minute.

     

         À la neuvième heure, après avoir perdu tout espoir, même en Celui qu'il appelait autrefois "son Dieu", des profondeurs de ce qui apparaît comme Ténèbre à l'oeil habitué aux formes incertaines du monde mais qui n'est en fait que pure Vacuité, Obscurité lumineuse, Néant "habité", Jésus expire dans un grand cri... Ce qui ressemble fort à une "chute" en soi-même, ou à ce que l'on appelle parfois le "Big Crunch" : il parvient dans l’Un et y pénètre en un total rejet de lui-même pour reprendre la formule d'Eckhart.

        Tandis que l'apparition du monde s'était accompagnée de l'émission de sa Conscience ("Logos") dans une vaste inspiration (inspiration de la créature, qui la vivifie), l'expiration permet à ce Logos, ce puissant "Cri", de retourner à son origine, le Principe Premier, l'Un Suprême qui surpasse toute pensée et toute notion.

     

    Ténèbres

     


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  •        Je ne resterai pas sur des pensées sombres en cette journée pascale, et si le soleil ne luit pas partout, qu'il luise au moins dans nos cœurs, car c'est là sa demeure véritable !!     

           

    Résurrection

     

       Comme l'indique éloquemment cette belle image empruntée à ce site, le calvaire est oublié (c'est le lieu du "crâne" = du mental), et en nous, dans notre coeur qui est ce tombeau, cet écrin de terre (=de chair périssable), est la Lumière du monde, le Christ ressuscité (ou plutôt jamais mort, mais toujours rejaillissant).

          J'aime à y associer la musique gaie de cette suite n°4 de JS Bach (du moins son ouverture).

     

     

         Passez une belle journée, et souvenez- vous de ce qui dit Jésus dans l'évangile de Jean chap. 16 verset 33 : 

    «  Dans le monde vous aurez à souffrir,
    mais ayez confiance !
    J'ai vaincu le monde !  »

    (Traduction de Jean-Yves Leloup)

     

     

     


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    L'Amour

        

     

    Au moment où mon essence se transformera en océan universel
    La beauté des atomes sera pour moi lumineuse.
    C'est pourquoi je brûle comme la chandelle afin que, dans la voie de l'amour,
    Tous les instants pour moi deviennent un seul instant.

    Rûmî (quatrains)

     
         Ainsi s'exprime Rûmî pour expliquer son abandon total au feu qui dévore son cœur, quoi qu'il arrive. 

           Or l'Amour exige plus que l'abandon de soi-même : il exige aussi la perte de l'objet aimé. Dans la "Religion de l'Amour" il n'y a ni sujet, ni objet ; seulement l'Amour. C'est ce que son Maître, Shams de Tabriz, lui a fait comprendre en disparaissant totalement de sa vie...


    Au commencement il m'a caressé avec mille grâces,
    À la fin il m'a fait fondre dans le creuset de mille chagrins.
    Il jouait avec moi comme avec le dé de son amour :
    Quand je suis devenu à lui tout entier, il m'a rejeté au loin.

    Rûmî, quatrains

      

         C'est pourtant lorsqu'il n'y a plus RIEN que peut se dévoiler la Vérité ; dans ce dénuement absolu dans lequel se trouvait Jésus sur la Croix - que j'ai évoqué ici

         C'est alors sans doute que se produit ce qu'évoque Chögyam Trungpa dans un poème :


    «   Soudain en m'ouvrant à l'Amour, je fus accepté. »


        Quelle merveille que cette phrase !! 

         «  En m'ouvrant  »  ... Comment s'ouvrir ? Sinon en se déchirant en deux par le milieu ? - Comment s'ouvrir totalement ? Sinon en s'abandonnant sans rémission ni réflexion aucune ? En s'oubliant ? En devenant aveugle à tout ce qui n'est pas Lui ?...

          «  Je fus accepté  »... Tous les mystiques, à commencer par Farid al-Dîn Attar dans son Cantique des oiseaux dont j'ai aussi abondamment parlé, montrent combien l'accès au Trône de l'Amour (= qui n'est autre que l'Absolu suprême) est périlleux et requiert d'efforts, d'épreuves et de sacrifices... Ces mots sont éblouissants de joie et de gratitude.

           Voici la suite du poème, dont j'ai mis en italique le dernier vers car il répond à une tradition tibétaine qui n'est pas la mienne mais a un sens précis : il évoque le "Jeu" perpétuel du Vivant.

    « Disparurent tout questionnement, toute hésitation.
      Je demeurai totalement immergé dans le Tout-Puissant,
      Le Joyeux Mandala de la Dakini. »

    Chögyam Trungpa, cité dans Mudrâ, l'Esprit primordial

     

    La Dakini du rêve

     

     


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