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        Puisque je suis dans l'élan du "Ferré chante Aragon", pourquoi ne pas citer cet autre poème d'amour - tiré cette fois du recueil "Elsa" ?
        Ceci me ramène à nos querelles d'enfants, lorsqu'
    au lycée, je me heurtais à une camarade pleine d'arrogance et de certitude qui clamait la supériorité indiscutable de Paul Eluard et de Pablo Picasso. Ne pouvais-je avoir l'autorisation de préférer une forme plus "classique", un dessin moins agressif? J'étais aussitôt reléguée au rang de "petite fille à Maman", incapable de comprendre l'aspect révolutionnaire du génie. Oui, mademoiselle se disait "communiste", mais après tout Aragon l'était bien aussi, communiste, et cependant ne négligeait ni le rythme ni la rime !
        Il a marqué mes seize ans et est resté l'un de mes poètes préférés. Je n'ai jamais pu concevoir la poésie sans un "souffle" traduit dans le rythme et plus ou moins dans la rime, à l'image de la scansion grecque, latine ou germanique que j'avais longtemps pratiquées. C'est pourquoi à ses côtés je conserve en tête Paul Valéry et Guillaume Apollinaire, et pourquoi j'aime autant Edmond Rostand et Paul Claudel, que Victor Hugo et Racine...
        Il y a trois poèmes d'amour dans "Ferré chante Aragon". En voici un second.
     


    Palmiers
    Ombre
    , mer et palmes.

     

    JE T'AIME TANT


    Mon sombre amour d'orange amère
    Ma chanson d'écluse et de vent
    Mon quartier d'ombre où vient rêvant
    Mourir la mer

    Mon doux mois d'août dont le ciel pleut
    Des étoiles sur les monts calmes
    Ma songerie aux murs de palme
    Où l'air est bleu

    Mes bras d'or mes faibles merveilles
    Renaissent ma soif et ma faim
    Collier collier des soirs sans fin
    Où le cœur veille

    Est-ce que qu'on sait ce que se passe
    C'est peut-être bien ce tantôt
    Que l'on jettera le manteau
    Dessus ma face

    Coupez ma gorge et les pivoines
    Vite apportez mon vin mon sang
    Pour lui plaire comme en passant
    Font les avoines

    Il me reste si peu de temps
    Pour aller au bout de moi-même
    Et pour crier-dieu que je t'aime
    Tant

    Louis Aragon, extrait de "Elsa" (1959)


        Si ce n'est pas un beau poème d'amour, ça ! Lorsqu'on aime, il semble que le monde entier s'incarne en l'être aimé, pour nous donner l'impression d'épouser la beauté même des choses...
        J'avoue de plus que les textes choisis par Léo Ferré, comme l'interprétation qu'il en donne, me séduisent davantage que ceux chantés pas Jean Ferrat. Il y a chez ce dernier une douceur de troubadour qui, non seulement ne m'attire guère, mais en plus, ne me paraît pas "coller" tout à fait avec le caractère passionné de notre grand poète...
        Pour écouter un extrait de la chanson... Allez, cliquez ci-dessous !


     

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        Lorsque j'avais seize ans, nourrie de littérature classique et de poètes grecs ou latins, je produisais des alexandrins au kilomètre. Ce poème, qui est l'adaptation libre d'un texte de Catulle ("Les noces de Thétis et de Pélée"), en est le témoin.
        Il évoque, de façon quasi plastique (mais j'y ai ajouté des sentiments) la stupeur d'Ariane, fille du roi Minos de Crète, lorsque Thésée, le héros grec qu'elle a aidé à vaincre le Minotaure et qui l'a emmenée avec lui pour fuir la colère de son père, l'abandonne durant son sommeil sur l'île de Naxos où ils ont fait halte.

     

    Ariane
    Ariane abandonnée par Thésée sur le rivage de Naxos
    par Angelica Kauffmann
    Elle est seule, mais il est de tradition chez les peintres classiques
    de mettre à ses côtés des petits amours...



    Le rivage est désert. Pas un souffle de vent.
    Il est encore nuit, mais l’aurore commence,
    Et sa faible lueur vers le ciel pur s’élance.
    L’air est léger et doux ; tout est calme. Et pourtant…

    Pourtant quelqu’un est là, qui regarde la mer,
    Figé d’étonnement, égaré, immobile :
    Ariane, sans voir, fixe les eaux tranquilles,
    Le visage crispé d’un désarroi amer.

    Mais qu’a-t-elle aperçu ? Elle discerne au loin
    - Déjà bien loin, hélas ! – quelques voiles rapides
    D’une flotte qui fuit au petit jour timide,
    Et qu’entraîne à jamais la brise du matin…

    La flotte qui s’enfuit… Elle ne comprend pas ;
    Son regard ébloui poursuit comme une étoile
    L’éclat étincelant de la blancheur des voiles,
    Qui doucement se meurt… Thésée ! Oui, il s’en va ?

    Elle est là, sans un souffle, et son cœur ne bat plus,
    Tout paralysée et toute chancelante,
    Toute engourdie encor de sommeil ; et, tremblante,
    Elle ne croit pas voir ce que ses yeux ont vu.

    Elle était si heureuse, et tout était si beau !
    Elle partait là-bas, en Grèce, avec Thésée ;
    Elle l’avait sauvé, sa vie était tracée :
    Elle serait sa femme, il serait un héros !

    Hier, sur ce rivage apaisé par le soir,
    Elle avait vu la nuit tomber sur les navires,
    Couchée entre ses bras, le regardant sourire,
    Et toute confiante avec son grand espoir.

    Et ses songes avaient été si délicieux !
    Son immense bonheur l’avait émerveillée !
    Et voici qu’à présent, brusquement éveillée,
    Elle se trouve seule, avec un doute affreux.

    Elle a bondi du sol si précipitamment
    Que ses fins vêtements sont retombés à terre.
    Ses voiles détachés gisent dans la poussière ;
    Le flot sur son manteau vient mourir doucement.

    Seule sa robe encor la recouvre à moitié,
    Et ses beaux cheveux bruns, d’une grâce ingénue,
    Se sont éparpillés sur ses épaules nues
    Comme pour les cacher, pris de quelque pitié.

    La voile a disparu à l’horizon lointain.
    En même temps, l’aurore a parfait sa lumière
    Et, plus franc et plus dur, le jour violent éclaire
    Le vide de la mer, le vide du matin !

    Thésée est bien parti ! Avec lui, tout est mort !
    Tous ses espoirs sont morts, toute sa vie est morte !
    Déjà son cœur, meurtri par la douleur trop forte
    Semble se déchirer et saigner dans son corps.

    Elle crie, elle tend en avant ses deux mains,
    Elle appelle au secours, elle appelle, angoissée,
    Elle pleure et gémit le cher nom de Thésée.
    Et l’écho retentit de ses appels trop vains.

    Adaptation en vers de Martine Maillard
     
    Voici le texte original de Catulle et sa traduction approximative :

    « Namque fluentisono prospectans litore Diae
    Thesea cedentem celeri cum classe tuetur
    Indomitos in corde gerens Ariadna furores,
    Necdum etiam sese quae visit videre credit,
    Utpote fallaci quae tum primum excita somno
    Desertam in sola miseram se cernat arena.
    Immemor at juvenis fugiens pellit vada remis,
    Irrita ventosae linquens promissa procellae.
    Quem procul ex alga maestis Minois ocellis,
    Saxea ut effigies bacchantis, prospicit,eheu !
    Prospicit et magnis curarum fluctuat undis,
    Non flavo retinens subtilem vertice mitram,
    Non contecta levi nudatum pectus amictu,
    Non tereti strophio lactentes vincta papillas,
    Omnia quae toto delapsa e corpore passim
    Ipsius ante pedes fluctus salis adludebant. »
     
    Traduction libre :
    « Tandis que sur le rivage de Naxos résonnant du bruit des flots elle aperçoit la flotte rapide de Thésée qui s’enfuit, Ariane, comprimant difficilement les assauts de son cœur, ne croit pas voir ce qu’elle a pourtant vu : à peine sortie des songes elle se découvre soudain toute seule sur une plage désertée. L’oublieux jeune homme a mis à la voile, livrant au vent ses promesses ! Et de ses yeux désolés la fille de Minos le suit depuis les rochers couverts d’algues, transformée en statue de bacchante, elle le suit, hélas ! dansant sur les flots, sans retenir sa chevelure tombée sur son cou, ni son vêtement découvrant sa poitrine, ni le bandeau tombé de ses seins, tous ces linges qui peu à peu s’effondrent de part et d’autre de son corps, pour baigner à ses pieds dans les vagues salées…»

        Une illustration musicale, maintenant. Ce thème a été repris au 20e siècle dans un ballet dont le français Albert Roussel (1869-1937) a écrit la musique, sur un mode plus gai cependant : en effet, la légende raconte que sur cette île, Ariane en pleurs aurait été aperçue par le dieu Bacchus (une adaptation romaine du dieu du vin Dionysos, mais peut-être aussi plutôt du dieu des bergers Pan, chez les grecs), qui, l'entraînant dans une danse endiablée, aurait réussi à la consoler... Et n'est-ce pas l'image de la "bacchante" évoquée par Catulle (femme réputée de mauvaise vie !) qui aurait amené l'idée de "Bacchus" ?
        Écoutez ici le début de la 2e suite de ballet, exécutée par l'orchestre philharmonique de Radio-France sous la direction de Jean-Pierre Jacquillat.
     

    Ou rendez-vous à cette page pour en entendre davantage...
     

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        Après, "Ariane", adaptée de Catulle, voici ma version de la légende de Psyché, composée au même âge ; cependant elle n'est pas adaptée d'un poète ancien, mais de l'oeuvre musicale bien plus  récente de César Franck (1822-1890) : le mythe lui-même est issu des Métamorphoses d'Apulée, que je n'ai pas eu l'heur de lire dans le texte, et a été repris par La Fontaine dans une pièce évoquant par certains côtés le film "la Belle et la Bête" de Cocteau :

    « Le ciel a-t-il conçu cet amas de merveilles
    Pour la demeure d'un Serpent ? »
    dit Psyché en pénétrant dans le palais d'Eros...
    (La Fontaine)

    Psyché (1)
    Psyché endormie enlevée par Zéphyr (par Prud'hon)

     


    Voici donc la première partie de mon poème "Psyché".
     

    I - Psyché sur la montagne


    Au sommet d’un rocher sauvage et effrayant
    Tendant son front hautain vers le ciel rayonnant,
    Sur le roc dénudé, solitaire et aride,
    Près d’un profond ravin, dans la chaleur torride,
    Seule sur le sol dur est couchée une enfant.
    On croirait qu’elle dort, là, sans un mouvement.
    Ses voiles dénoués, sa coiffure défaite,
    Sa pose abandonnée et sa beauté parfaite
    Font qu’on pourrait penser rencontrer devant soi
    Sommeillant au soleil, une nymphe des bois.
    Cependant par instants elle exhale une plainte :
    Elle semble avoir eu une très grande crainte ;
    Un doux gémissement comme un oiseau qui meurt

    Jaillit de sa poitrine, et ses yeux sont en pleurs ;
    Son souffle est oppressé, sa poitrine haletante,
    Elle est toute perdue et toute sanglotante.
    Elle est seule, et pourtant elle n’ose crier ;
    Elle tremble de peur, et n’ose supplier
    Les dieux de la sauver ; pourquoi cette détresse,
    Alors que le sentier poudreux de sécheresse
    Qu’empruntent les mulets, descend non loin de là
    Les flancs de la montagne, et conduit aux villas ?
    Mais elle ne veut pas regarder vers la plaine
    Qui s’étend à ses pieds si paisible et sereine ;
    Devant elle elle voit le précipice affreux,
    Et son âme égarée – on le voit dans ses yeux –
    Ne pense qu’à la mort ; c’est ainsi l’exigence
    D’une divinité, et dans son innocence,
    Sans un mot, elle a fait selon sa volonté,
    Acceptant un destin aussi peu mérité ;
    Ses parents éperdus, une foule attristée
    L’avaient menée ici, où ils l’avaient quittée :
    Là-haut, sans avoir plus la force d’espérer,
    Elle attend qu’un dragon vienne la dévorer…
    Elle ne pense plus à la douleur amère
    Dont meurent à présent et son père et sa mère ;
    Elle ne pense plus à son bonheur perdu,
    A l’amour idéal qu’elle avait attendu ;
    Elle ne connaît plus sa beauté ni ses charmes :
    Pour elle rien n’est plus que son deuil et ses larmes.
    En victime héroïque, elle s’offre à la mort,
    Et elle attend le monstre en pleurant sur son sort.
    Mais à force d’attendre, accablée et brisée
    De fatigue et d’effroi, ses larmes épuisées,
    Elle s’est endormie au soleil du matin,
    Et de doux songes ont étouffé son chagrin.


      Écoutez ici la musique
    composée par César Franck
    (1ère partie) 
     
     

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